Dans le cadre du Totem, il m'aurait été particulièrement difficile de ne pas évoquer le travail du dessinateur norvégien Jason. Ses récits mettent en scène de nombreux personnages thérianthropes dans des situations souvent drôles et décalées mais surtout empruntes d'une grande sensibilité voire d'une profonde mélancolie. Ses personnages à visage animalier nous plongent dans un univers unique et personnel et nous font voyager par tout le spectre des émotions.
Une autre qualité majeure de son travail réside dans sa maîtrise parfaite du découpage. Son sens de l'ellipse fait mouche à chaque fois tant dans les séquences dramatiques que burlesques.
Son travail est aujourd'hui reconnu à travers le monde et est traduit en de nombreuses langues (notamment en anglais chez le prestigieux éditeur alternatif américain Fantagraphics Books).
Jason est l'auteur chez l'éditeur suisse Atrabile des albums CHHHT!, Le Char de Fer, Mauvais Chemin, Dis-moi quelque chose et Attends... (qui reste pour moi l'un des albums les plus marquants de ces dix dernières années). Chez Carabas, Jason a publié Je vais te montrer quelque chose, son premier album grand format cartonné et superbement mis en couleurs par Hubert. Son nouvel album paraît chez le même éditeur ce mois-ci, il s'intitule: Hemingway.
Attends... de Jason adapté au théâtre
Pour le site internet de Jason: ici
Pour le très bon entretien avec Jason mené par l'ami Fred: ici
1. Rencontre avec Jason
Jason nous fait le plaisir de venir dédicacer Hemingway (et non pas Demain, peut-être comme indiqué sur la couverture ci-dessous) à la Bulle d'Or (Bruxelles) le samedi 26 novembre entre 15h. et 18h. Pour s'inscrire, rien de plus facile: envoyez-moi un mail ici.
copyright: Jason/Carabas-2005
Au passage, un grand merci à la responsable des événements Carabas pour son excellent travail.
2. Entretien avec Jason
Voici l'entretien publié dans le Totem. De nouvelles questions (et de nouvelles réponses) seront bientôt disponibles sur ce blog.
Nicolas - Dans un article consacré à la bande dessinée scandinave (1), j’ai pu lire que les bandes dessinées de Donald Duck était un véritable best-seller en Norvège.
Jason - Oui, tout à fait.
N.- Il y a des clubs de « donaldistes » et même un ouvrage qui leur est consacré. Donald a-t-il une si forte importance dans la culture norvégienne ?
Jason - Oui. Donald est encore très populaire maintenant. Sa revue hebdomadaire se vend à des quantités incroyables. C’est un tirage d’à peu près 250 mille exemplaires par semaine. Presque tout le monde lit Donald Duck durant son enfance.
N.- Est-ce que ce phénomène a un lien avec ton propre travail ?
Jason - Non. Je n’ai jamais vraiment lu les Donald Duck lorsque j’étais enfant même si tous les autres le faisaient. J’ai une sœur aînée qui lisait des bandes dessinées de western. Le titre anglais de ces albums était The Silver Arrow. C’était un homme blanc vivant parmi les indiens. L’histoire n’était pas très bonne mais elle me fascinait totalement.
N.- Tu m’as aussi dit qu’enfant tu lisais beaucoup d’aventures de super héros comme Batman (2) ou Spiderman.
Jason - Oui, je les ai découverts dans cet ordre. D’abord Silver Arrow, puis Batman puis Spiderman.
N.- Dans ton ex-libris pour notre librairie, c’est le « spider-sense » qui fait fuir ton personnage ?
Jason – Non, là c’est plutôt un code emprunté aux albums de Tintin.
N.- Ces derniers t’ont fort influencé ?
Jason - En fait, les albums de Tintin étaient beaucoup plus importants pour moi que les super héros. Je regarde ces derniers avec nostalgie mais Hergé a une influence plus marquante.
N.- Ainsi que Lewis Trondheim ?
Jason – Oui, il est aussi une influence importante. J’ai commencé à dessiner des personnages animaliers et j’ai ensuite découvert son travail. Pour moi, il m’a vraiment montré comment raconter des histoires avec des animaux. Son type de récit et son style de dessin m’ont fort attiré. Des dessins plus réalistes comme Canardo ne m’intéressent pas autant. Découvrir Trondheim et Fabio fut quelque chose d’important pour moi.
N.- Est-ce que le dessin animalier est fort ancré dans la tradition norvégienne ? On retrouve de nombreuses représentations d’hommes à têtes d’ours (berserk) ou à têtes de loup dans les artefacts vikings.
Jason – Non, pas tellement. C’est vrai que des animaux comme les ours et les renards ont une certaine importance mais plutôt dans l’imagerie des contes de fées norvégiens. J’aurais assez difficile de dire si ces derniers m’ont influencé. Je pense que des personnages de bande dessinée ont eu plus d’impact sur moi.
N.- A quel moment t’es-tu orienté vers des personnages à visages animaliers ?
Jason - Le premier album que j’ai fait était dans un style très différent de mon style actuel. Il était dessiné de manière très réaliste. Puis, avec la parution de ma propre revue (Mjau Mjau), j’ai tenté d’expérimenter de nouveaux styles. J’en suis arrivé à dessiner des personnages à visages animaliers plus proches du cartoon. Ça m’a plu. C’était aussi plus facile et je pouvais dessiner plus vite. Je pense que c’est pour cela que je me suis orienté dans cette direction.
N.- Cette facilité que t’offrait ce style est-elle liée au fait que tu improvises tes histoires au fil du dessin ? La rapidité d’exécution te permet de suivre plus facilement le cours de tes idées ?
Jason - Je ne pense pas que ce soit la raison principale. Pour moi, les dessins ont la même importance que les mots. Je dois donc les aborder simultanément ; je ne sais pas écrire le scénario avant de commencer à dessiner.
N.- Est-ce que tu transposes ces visages animaliers dans la réalité ? Est-ce que tu croises les gens dans la rue en te disant : « Celui-ci serait plutôt un oiseau et celle-là un lapin » ?
Jason - Non. C’est juste au niveau de mes dessins. Je ne perçois pas ces « qualités » animalières dans les personnes qui m’entourent. C’est au hasard que j’attribue tel ou tel visage à un personnage.
N.- Mais dans une enquête policière (3), tu as attribué un visage de chien à un détective.
Jason - Oui, là c’était effectivement calculé. Mais c’est aussi l’exception.
N.- Tu te donnerais quel visage ?
Jason - Celui d’un chat, je pense. Je n’ai pas d’animal de compagnie mais je préfère les chats. Par contre, je n’aime pas les chiens. Les chats sont plus « indépendants », c’est ce que j’aime chez eux.
N.- Dans son entretien (4), Joann Sfar parle de l’exclusion à la parole des hommes qui provoque le besoin de revêtir une forme animale. C’est quelque chose que tu partages ?
Jason - Je trouve l’idée très intéressante mais je ne l’ai jamais vraiment approfondie.
N.- Tu considères que les personnages à visages animaliers créent une identification plus forte pour le lecteur ?
Jason - Oui, totalement. Je pense que c’est pour cette raison que des personnages comme Donald Duck ou Mickey Mouse sont si populaires. C’est si facile pour le lecteur de s’identifier à eux. Les personnages animaliers sont universels. C’est ce qui est à la base de leur popularité.
Illustration reprise comme quatrième de couverture pour un Mjau Mjau - copyright: Jason
N.- Penses-tu que le lecteur accepte plus de choses lorsque les personnages sont animaliers ? Dans Chhht ! , une météorite s’écrase sur ton personnage principal. Dans Attends…, un ptéranodon s’empare du cerf-volant. Ce sont des séquences que le lecteur continue d’accepter car il peut se dire : « C’est normal, de toutes façons, ils ont bien des têtes d’animaux ! ». Cela n’offre-t-il pas plus de liberté à ta narration ?
Jason - Oui, sans doute. Tu te retrouves avec des animaux qui parlent et se comportent comme des êtres humains. Si tu acceptes ça, tu acceptes plus facilement le reste aussi.
N.- Cette utilisation de personnages animaliers permet donc de parler de problèmes « humains » et même de sujets durs parce qu’ils se comportent comme des humains mais avec une narration moins contraignante.
Jason - C’est une chose à laquelle j’ai beaucoup pensé. Je pense que Scott McCloud en parle très bien dans Understanding Comics (5). Moins il y a de signes pour décrire un visage, plus l’identification sera forte. Avec ce genre de dessins très simples, il est plus facile d’aborder des sujets fort variés. Je pense que si tu utilises un style fort réaliste, cela peu distraire l’attention de ton lecteur.
N.- Il risque de faire moins attention au fond ?
Jason - Je pense, oui. C’est ce à quoi il faut faire attention avant même de décider si l’on choisit des personnages animaliers ou humains.
N.- Tu ne crains pas que des lecteurs ne s’intéressent pas à ton travail parce que tu utilises des personnages animaliers ? Qu’ils le jugent « enfantin » et ne s’intéressent pas au fond ?
Jason - Peut-être mais je pense que le lecteur oublie vite qu’il est face à des personnages animaliers. Au bout de quelques pages, il les accepte comme de véritables personnes.
N.- Pourquoi dans tes albums, les personnages hommes et femmes vont par espèce ? Les oiseaux forment des couples ensemble mais ne se mélangent pas avec les chiens. Dans les Donjons Crépuscule (6), les chats et les oiseaux se mélangent pour créer des espèces hybrides. Est-ce quelque chose de culturel ?
Jason – Les mariages mixtes en Norvège ne sont pas courants. Mais le principe de mes albums n’est pas lié au concept des races.
N.- C’est plutôt l’idée de « trouver sa moitié » ou son « âme sœur » que tu exprimes là ?
Jason – Oui, c’est cela. Ce ne sont pas des ethnies que je représente par telle ou telle espèce animale. C’est plus une image du couple qui me semble juste.
N.- Dans ton monde animalier, on retrouve aussi un squelette, un ange et un démon. Si on rassemble le squelette, l’ange, le démon et l’animal, on pourrait reconstituer un être humain complet. L’idée est là ?
Jason – C’est une belle façon d’exprimer la chose mais je ne crois pas. Du moins, je n’en ai pas conscience. Je n’analyse pas mes histoires après les avoir écrites. L’ange et le démon sont des figures qui sont venues d’elles-mêmes.
N.- Elles sont assez proches de l’ange et du démon qui torturent Milou.
Jason – Oui.
N.- Est-ce que tu es plus attiré par des récits avec des personnages animaliers comme Fritz the Cat, Maus, Lapinot,… ? Est-ce que tu les apprécies plus que d’autres à cause de l’aspect animalier ?
Jason – Non, ce qui m’intéresse avant tout c’est d’avoir un bon récit.
N.- Dans Chhht !, qu’est-ce qui est venu en premier : le nid ou l’oiseau ?
Jason – Le personnage de l’oiseau est venu en premier. Je voulais qu’il soit d’abord fort proche de l’oiseau puis qu’il se retrouve dans une toute autre situation. L’idée de « changer » est importante. Toute cette histoire parle principalement de cela.
N.- Comme quelque chose d’initiatique ?
Jason – Oui. Je voulais qu’il commence son aventure hors de la ville puis qu’à la fin de l’histoire il veuille en sortir et retrouver ses racines.
N.- Est-ce qu’il y a un rapprochement à faire avec ta propre vie ? Après la France, tu t’installes à Liège puis à Bruxelles et bientôt à Paris mais entre chaque voyage tu retournes en Norvège.
Jason – Non, pas tellement. J’ai écrit cette histoire il y a trois ans et cela ne fait qu’un an que je voyage autant. C’est une coïncidence.
N.- J’ai le sentiment que dans tes albums les animaux représentent des hommes qui ne sont jamais à leur place. Dans le Comix 2000 (7), ton personnage errant se réveille dans une maison alors qu’il s’était endormi à la belle étoile. Dans Chhht !, tes oiseaux ont besoin d’une flûte pour chanter et d’un avion pour voler. Ton univers est toujours décalé.
Jason - Oui. Je pense que le modèle de vie qui nous est inculqué est basé sur la réussite et le salaire. Dans ce système, je n’ai jamais trouvé de travail qui me convenait. Par contre, en tant qu’artiste, on se retrouve en dehors de ce système. Quelque part, on a un regard différent sur cette société.
N.- Chhht ! présente une sorte de condition de l’artiste ?
Jason – Je pense plutôt qu’Attends… et Chhht ! parlent de l’idée de « grandir », de continuer plus avant. Le voyage fait partie de ça. Avec une certaine distance, il est plus facile de regarder ce qu’il y avait derrière nous. A cet instant, tu as le choix de revenir en arrière. Tu as le choix de continuer ou de retourner et c’est une partie importante de la croissance. Enfin, je ne sais pas trop ce que je suis en train de te dire maintenant. (Rires) (8).
(1) VAINIO, Pasi, "Lettre de Scandinavie (2) : Norvège, Islande et Danemark" in : Les Cahiers de la Bande Dessinée, n°64, juillet-août 1985. Jason m’a signalé que pour le reste, l’article n’était plus d’actualité car la Norvège est devenue en dix ans l’un des nouveaux pôles de la bande dessinée scandinave.
(2) Voir Attends... planche 13. Les vingt premières planches de l’album sont toutes autobiographiques à une ou deux exceptions.
(3) JASON, "Jernvognen" (partie 1), in : Mjau Mjau n°11, Jippi Forlag, 2001.
(4) Cet entretien sera bientôt disponible sur ce blog.
(5) McCLOUD, Scott, Understanding Comics: the invisible Art, Paradox Press, 1993. Version française éditée par Vertige Graphic sous le titre L’Art Invisible (1999).
(6) Les Donjons sont scénarisés par Joann Sfar et Lewis Trondheim et illustrés par eux ou de nombreux invités (Manu Larcenet, Christophe Blain...). Ils se déclinent en cinq séries (Potron-minet, Zénith, Crépuscule, Parade et Monster) et quelques bonus dans la collection Humour de Rire chez Delcourt.
(7) Le Comix 2000 est un album hors-collection de l’Association qui regroupe 324 auteurs de 29 pays sur 2000 pages muettes en noir et blanc, 1999.
(8) Nous n’en étions effectivement plus à notre premier verre…
(Entretien réalisé avec Jason le vendredi 27 avril 2002 à Bruxelles autour de quelques bonnes bières belges du Bier Circus - traduit de l’anglais - publié dans le recueil Totem en 2004 - copyright Jason/Nicolas Verstappen)
6 commentaires:
Bravo pour ton site et pour toute l'énergie dépensée. Ce n'est certainement pas en vain!
Merci pour les encouragements. Et tous sur www.bodink.org pour s'écouter un "Là où pète Tintin"!
Salut Nico,
Moi je trouves que s'est bien avec les lettres en blanc. Vraiment très sympa le site, très intéressant continue comme ça!!à bientot.
david
Voilà je viens de tomber sur l'affiche du film "V for Vendetta", je laisse le lien pour ceux qui ont envie, vivement le film.
http://www.aintitcool.com/display.cgi?id=21841
Bel effort pour ce site plein de promesses... en complément de tous tes précieux conseils souvent judicieux, toujours réfléchis.
Bon vent pour la suite.
Merci pour cette interview vraiment très intéressante d'un auteur rare.
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