TOTEM (I): entretien avec Fabio (Viscogliosi)
Dans le cadre du Totem, je me consacre à l'étude particulière des personnages thérianthropes, c'est-à-dire ayant une forme humaine mais un visage animalier comme le Minotaure, les personnages de Donjon ou de Maus. Ces personnages se déplacent donc sur deux jambes et non sur quatre pattes; ils portent généralement des vêtements (à ne pas confondre donc avec le caniche accoutré d'un anorak par ma voisine et qui se déplace à quatre pattes ou en sac à main)... Pour une analyse plus globale de la Bande Dessinée animalière, il existe l'ouvrage Animaux en Cases dirigé par Thierry Groensteen (Futuropolis - 1987).
L'idée de cette réflexion m'est venue après la lecture du Maus de Spiegelman et du problème posé par l'utilisation de personnages thérianthropes dans ce roman graphique. En effet, cette utilisation a créé une forme de confusion dans l'esprit de nombreux lecteurs. Les personnages animaliers sont souvent associés à la fable (cf. Roman de Renard) et pour beaucoup Maus était donc forcément une fiction (au point que l'album se retrouva un jour en compétition dans cette catégorie). Aujourd'hui encore, j'entends souvent des clients de passage résumer l'album à leurs amis en disant: "c'est l'histoire incroyable de souris poursuivies par des chats nazis". Et moi qui croyais que c'était l'histoire du père d'Art Spiegelman!
L'utilisation de personnages animaliers permet une plus grande identification mais pose aussi un certain nombre de limites. Dans Maus, cette limitation tient particulièrement de la représentation des nationalités. Les Allemands (nazis ou pas) sont des chats mais tous les Allemands ne sont pas forcément les "prédateurs" des Juifs/souris. Et que dire des Juifs allemands qui sont représentés comme des souris même s'ils se sentaient très certainement allemands? Il y a une perte de nuance dans ce système. Spiegelman veut présenter les Français sous l'apparence de grenouilles à cause de siècles d'anti-sémitisme et de l'affaire Dreyfus. Il y a eu des Français dans la Résistance tout comme des Polonais. Ces derniers méritent-ils d'être tous dépeints comme des cochons? Mon intérêt pour ce sujet m'a donc poussé à en savoir plus sur les personnages thérianthropes en Bande Dessinée. Je publie ici mon entretien avec Fabio qui est centré sur ce thème.
Fabio est l'auteur de nombreux albums parus au Seuil (Dans l'Espace, Le Pacha avec Blutch, L'Oeil du Chat, Morte Saison pour les Poisson, Du Plomb dans l'Aile), chez Cornélius (Roulette, La Basse-Cour) et à l'Association (Au Coeur du Monde). Il est aussi auteur, compositeur et interprète (Spazio).
Copyright: Fabio/L'Association
Nicolas - A quand remontent vos premiers travaux reprenant des personnages à visages animaliers ?
Fabio - Je dessine des personnages animaliers depuis mon enfance, époque où je m'évertuais à copier les personnages de Disney. Assez vite je me suis aperçu que c'était ce qui me convenait le mieux, et me permettait de fuir le naturalisme et me rapprocher du burlesque, pantomime, théâtre d'ombre, comme si les personnages portaient des masques.
N. - Y a-t-il un rapport à établir entre vos histoires muettes du "Chat Noir" et les histoires sans paroles du journal "Le Chat Noir" (1882-1895) ?
Fabio - Non, c'est un hasard, peut-être heureux... l'idée de ce personnage était de créer un chat, noir donc, qui ne porte malheur qu'à lui-même : l'illumination à travers l'échec, une manière de chemin de croix, mais sans morale.
N. - A-t-il été difficile de faire accepter vos projets animaliers auprès des éditeurs (Seuil, L'Association, Cornélius,...)? Votre alph-art coup de coeur vous a-t-il aidé dans ce sens ?
Fabio - Oui et non. Dans les années 80 (on remonte le temps) les éditeurs d'alors ne voulaient pas éditer de bandes muettes, noir et blanc, petits formats (je ne pense pas que le problème était les personnages animaliers) (si tout le monde avait été impressionné par Maus, il apparaissait encore comme une exception). A cette époque j'ai rencontré les gens qui devaient créer l'Association dans le fanzine Réciproquement… Lorsqu'ils ont lancé l'Association, ils m'ont proposé de me publier et j'ai dessiné la patte de mouche Au coeur du monde en 1991. Par la suite le Seuil m'a ouvert sa porte (!) et j'ai eu toute la liberté de faire ce que je voulais, également parce qu'il ne s'agissait pas d'un éditeur "classique" de bande dessinée, ce qui m'intéressait.
N. - Jason m'a dit avoir été influencé par la manière dont Lewis Trondheim et vous mettez en scène les personnages animaliers. Avez-vous subi de telles influences ?
Fabio - Mes influences animalières ne viennent pas nécessairement de la bande dessinée. En vrac : le Pinocchio adapté au cinéma par Comencini, le roman de renard, Saul Steinberg et dans la bande dessinée : Copi, Schulz, Disney / Barks...
N. - Le Chat Noir est un personnage qui est continuellement sur la voie de l'initiation. Tout son charme (pour moi) c'est qu'il semble ne jamais apprendre ou qu'il apprend mais toujours trop tard. Cette figure de l'initiation est importante pour vous ?
Fabio - Certainement, même si cela est un peu démodé. L'initiation décalée, toujours avec un temps de retard (on revient à Pinocchio). J'ai du mal à imaginer un livre autrement que comme un parcours, et donc une initiation. Mais jamais moralisatrice. J'essaie de mettre en évidence des paradoxes et des contradictions.
N. - Le Chat Noir est une sorte de signe à l'état pur, presque une calligraphie (il me fait penser aux dessins que Franquin réalisait à partir de ses signatures). A quoi tient cette simplification, à une volonté d'identification ?
Fabio - Au départ mon idée était de faire du dessin un signe et de l'écriture un dessin. Cela m'a amené à des partis pris radicaux, par exemple enlever la perspective, ne pas utiliser la case comme un cube en 3 dimensions, mais plutôt utiliser les bandes comme des lignes d'écriture; d'où le mutisme des personnages qui s'expriment d'abord avec leur corps : signes, silhouettes et réactions en cascades.
Copyright: Fabio/Cornélius
N. - Pour quelle raison Roulette n'est-elle pas aussi épurée ?
Fabio - Roulette est une bande dessinée pastorale (1). Après mes années radicales, j'avais envie d'un dessin plus en nuance qui me fasse sentir le vent dans les arbres et les regards dérobés.
N. - Par contre, Roulette et le Chat Noir sont tous deux taciturnes. Pourquoi ce mutisme chez vos personnages principaux ?
Fabio - Je m'en suis aperçu au fil du temps. Il y aurait beaucoup à dire sur le mutisme (deux de mes modèles, Buster Keaton et Harpo Marx ne parlent pas beaucoup), disons que je préfère ce qui est suggéré, et puis ce sont des personnages qui cherchent leur place dans le monde, dans le paysage, ils n'ont pas encore tous les outils pour s'exprimer. D'une manière générale, je n'aime pas ce qui est bavard, y compris dans les romans ou la musique.
N. - La séquence du rêve dans le deuxième numéro de Roulette est inspirée d'un des vôtres ou est-elle écrite spécifiquement pour le personnage ?
Fabio - La séquence est intitulée Rêve, mais il s'agit plus d'un fantasme. J'ai toujours été fasciné par les histoires où les personnages se dédoublent et avec eux le sens de l'histoire. Les rêveries et les fantasmes sont le moteur de la plupart de mes histoires.
N. - Chez David B. et Zograf, ce rapport entre rêves et personnages animaliers est aussi présent. Pensez-vous que ce type de personnages ait une place primordiale dans notre inconscient ?
Fabio - Pour ma part, je ne crois pas que ce soit les personnages mais plutôt les idées et les comportements qu'ils véhiculent. J'aime imaginer mes personnages comme des sensations.
N. - Le jeu avec des visages animaliers permet de très beaux effets comme la séquence au coin du feu dans le Roulette numéro 2 (inversion des têtes de canard et de lapin). Pensez-vous que vous seriez arrivé à ce genre d'effets si vos personnages avaient été de simples humains ? A quel point, ces figures animalières influent-elles sur votre récit ?
Fabio - Au fil du temps, j'ai constitué une galerie de personnages que j'utilise comme des acteurs provoquant à leur tour des histoires ou des actions. Chaque personnage possède un masque, une expression, qui oriente ses réactions et me suggère des idées d'histoires. Mais je pense que les personnages de bande dessinée qui "fonctionnent", ont l'air de porter des masques: qui de Charly Brown ou Snoopy est l'humain ou l'animal. Une de mes séquences préférées des Peanuts est celle où Charly Brown porte un sac en papier sur la tête avec deux trous pour les yeux, comme le faisait souvent Steinberg lorsqu'il était photographié.
N. - Dans les Roulette, le personnage du renard est assez fourbe. Choisissez-vous les animaux en fonction de leur caractère ?
Fabio - Non, d'une histoire à l'autre ils peuvent avoir un caractère différent, j'essaie d'éviter les à priori que l'on a sur tel ou tel animal. J'avais dessiné une histoire intitulée Fiasco (2) dans laquelle un renard est naïf et paumé. J'aime aussi que les personnages aient un côté hybride et ne soient pas clairement identifiables.
N. - Les personnages humains ne sont pas exclus de l'univers du "Chat Noir". Est-ce pour éviter toute forme de cloisonnement, de restriction ?
Fabio - Dans l'Oeil du Chat (3), j'ai en effet utilisé deux personnages humains, mais comme le faisait remarquer Luigi Malerba, il s'agit plus d'archétypes que de personnages réalistes. je n'y aurais plus recours aujourd'hui. En revanche, j'ai l'impression que le corps de mes personnages s'humanise de plus en plus...
N. - Les personnages animaliers ne vous permettent-ils pas d'imposer une autre temporalité ? Le lecteur n'a pas les mêmes attentes face à un univers qui se présente en décalage.
Fabio - En effet
N. - Dans Le Pacha (4), avez-vous laissé carte blanche à Blutch pour les illustrations ou avez-vous participé à leur élaboration ? L'apparition de Donald Duck est-elle à mettre à votre compte ?
Fabio - Nous avons essayé de faire en sorte que les dessins ne soient pas des illustrations, mais prolongent le texte. Une des volontés était justement que le Pacha ne soit pas clairement identifiable, tantôt ours, tantôt humain, tantôt solide, tantôt gazeux... le Pacha était une idée, une sensation, un fantôme. Après coup on peut voir tout le projet comme une réflexion sur l'idée de personnage et sa possible représentation. Pour répondre à la question, je ne me souviens plus qui de nous deux a eu l'idée du Donald... souvent je lui suggérais une idée de dessin qu'il reprenait et amenait plus loin, ou ailleurs, ce qui créait des décalages intéressants.
N. - Quels sont vos projets d'albums... un Roulette n°3 peut-être ?
Fabio - Un cahier dessiné sur les mirages, au Seuil et puis une sorte de roman sur un personnage esclave, muet et ressemblant lointainement à un renard. Il y a aussi un projet de livre qui traîne depuis quelques temps à l'Association. Concernant Roulette, j'aimerais beaucoup poursuivre et publier un recueil plus important, mais je manque de temps...
(1) Ed. Cornélius, 1998 pour le n°1 et 1999 pour le n°2. Collection Paul. Morte Saison pour les Poissons marque bien la transition de style.
(2) Fiasco in : Lapin n°18, janvier 1998, L’Association.
(3) Ed. du Seuil, 1995.
(4) Ed. du Seuil, 1999.
(Entretien réalisé avec Fabio en septembre 2002 via courrier électronique - copyright Fabio/Nicolas)
dimanche, octobre 23, 2005
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