samedi, décembre 20, 2008

Notre album de l'année

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Le choix d'un album de l'année peut s'avérer difficile voire parfois presque impossible. Car "choisir, c'est renoncer" comme dirait l'autre et renoncer à sélectionner certains petits chefs-d'œuvre se fait souvent à contre-cœur. Nous avons cependant eu la chance, au cours de ces dernières années, d'avoir été gratifiés de trois albums qui ne laissèrent aucun membre de l'équipe de notre librairie indifférent. En élisant le premier tome de La Mémoire dans les Poches de Brunschwig & Le Roux en 2006, le superbe Là où vont nos Pères de Shaun Tan en 2007 et le magistral Spirou: le Journal d'un Ingénu d'Emile Bravo en 2008, nous avons tenu à vous présenter les ouvrages qui nous ont transportés au-delà des modes et des genres dans des univers aussi riches que personnels. Il pourrait sembler étrange qu'une relecture d'un personnage classique comme celui du groom de Marcinelle nous mène à une pareille unanimité mais il n'y eut récit plus riche ni plus personnel au cours de cette année pourtant faste que ce Spirou signé par le génial auteur des Épatantes Aventures de Jules. L' humour caustique, pour ne pas dire cynique, d'Emile Bravo confronté à la naïveté d'un Spirou encore adolescent ne pouvait que déboucher sur une aventure où nos émotions sont prises en étau entre la comédie la plus fine et le drame le plus cruel. Véritable parcours initiatique du jeune groom dans une Belgique qui bascule dans l'Horreur de la Seconde Guerre Mondiale, Le Journal d'un Ingénu est avant tout une profonde leçon d'Humanité. Confronté aux affres de l'Amour, à la méchanceté de ses supérieurs et aux désirs de puissance des dirigeants de l'Allemagne expansionniste, notre jeune héros prendra peu à peu conscience d'un certain nombre de valeurs qu'il défendra tout au long de ses septante ans d'aventures.
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Emile Bravo s'est imposé comme un jeune maître de la Bande Dessinée franco-belge au fil des 69 pages qui forment cet album. UN OUVRAGE INCONTOURNABLE!
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Cet album fait partie de la Sélection officielle d'Angoulême 2009.
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Spirou, le Journal d'un Ingénu d'Emile Bravo chez Dupuis

Coup de Coeur: "Holmes"

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Luc Brunschwig: un nom familier depuis près de dix ans déjà. Avec ceux de Fabien Vehlmann, Fabien Nury ou Xavier Dorison, il résonne aujourd'hui comme un gage de qualité tant son oeuvre est marquée par la constance. Attiré par de nombreux univers comme les trois scénaristes cités plus haut, il revisite les genres avec brio en explorant le récit fantastique (Vauriens et sa reprise de Mic Mac Adam), le thriller politique (Makabi et Le Pouvoir des Innocents) et le drame social (La Mémoire dans les Poches qui fut notre album de l'année 2006). Avec Holmes , il se montre à la hauteur de la confiance que lui accordent ses lecteurs inconditionnels. Et peut-être même les dépasse-t-il ici. Luc Brunschwig ne nous propose pas la simple adaptation d'une enquête de Sherlock Holmes; il nous invite à suivre les investigations que le docteur Watson devra mener suite au décès tragique de son ami détective. Ce dernier a en effet emporté avec lui de bien macabres secrets en disparaissant avec le professeur Moriarty dans les chutes de Reichenbach au cours d'un duel fatal pour les deux ennemis jurés. Ces secrets, si précieusement gardés par la famille de Holmes, pourraient ternir à jamais la réputation du célèbre occupant du 221b Baker Street. Tout au long d'une enquête haletante, le docteur Watson devra en effet découvrir le visage caché de cet ami qu'il vît tomber peu à peu sous l'emprise de la cocaïne. Quelles raisons tragiques avaient poussé ce brillant esprit à se perdre ainsi dans une consommation immodérée de puissants stupéfiants et à quel point cette dépendance ne lui avait-elle pas fait perdre le sens des réalités alors qu'il traitait ses derniers dossiers. La vérité, sombre et crue, nous sera révélée au fil d'un récit magistralement illustré par un Cecil qui excelle à rendre des atmosphères victoriennes saisissantes au travers de lavis subtils. Si cette enquête prévue en neuf volumes doit nous mener vers une incroyable révélation, il ne fait aucun doute que les deux premiers tomes de cette série en sont une à part entière.
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Coffret Holmes (tomes 1&2) de Luc Brunschwig & Cecil chez Futuropolis

mercredi, novembre 26, 2008

The XeroXed Factory presents: Dash SHAW

Le quatorzième carnet d'entretien XeroXed est consacré à Dash Shaw, le talentueux auteur de Bottomless Belly Button paru chez Fantagraphics Books et en français chez cà et là. Le carnet contient un entretien exclusif avec Dash Shaw qui nous dévoile une partie de son travail sur Bottomless Belly Button (choix esthétiques et narratifs, structure, personnages, influences du jeu de rôles et des bandes dessinées nippones...) et BodyWorld. Le carnet est limité à 100 exemplaires et offert à l'achat du Bottomless Belly Button (en VO ou VF) à la librairie Multi BD (122-124 bd Anspach, B-1000 Bruxelles).
Cet ouvrage est aussi accompagné du second cachet de la XeroXed collection (le premier était signé Adrian Tomine). Le motif de ce cachet a été conçu par Dash Shaw pour l'occasion et est lui aussi limité pour 100 exemplaires (et sans majoration de prix, s'il vous plaît madame).
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Comme je le signalais dans un post précédent, Bottomless Belly Button fait partie de mes incontournables de l'année (avec Loin d'être Parfait d'Adrian Tomine, Tamara Drewe de Posy Simmonds, American Elf de James Kochalka, Spirou: le Journal d'un Ingénu d'Emile Bravo ou encore le second tome du Roi des Mouches de Mezzo & Pirus). Dash Shaw parvient à rendre passionnante une histoire qui démarre sur un élément déclencheur somme toute assez anecdotique. Patrick et Maggie Loony annonçent en effet à leur trois enfants qu'ils divorçent après 40 ans de mariage lors d'une réunion de famille. Les réactions divergent allant de l'incompréhension à l'indifférence totale. Dash Shaw nous propose alors d'assister aux quelques jours que les membres de cette famille passeront ensemble dans leur étrange demeure labyrinthique à la suite de cette soirée. Le jeune auteur américain compose ainsi une oeuvre chorale dont l'une des grandes originalités tient de ce concept: chaque personnage de Bottomless Belly Button se livre au travers de sa propre bande dessinée autobiographique. Dash Shaw tisse un récit à partir de séquences "dessinées" par ses protagonistes. Et l'on pénètre dans une forme d'intimité rarement égalée car les Loony nous dévoileront non seulement leur propre vision des événements mais surtout l'image qu'ils ont d'eux-mêmes (comme Peter par exemple qui se représente avec un visage de grenouille). Cet album, où se cachent encore de nombreux mystères, énigmes et autres portes dérobées, est sans nul doute l'une des plus belles réussites de ces dernières années grâce au talent d'un auteur qui est parvenu à faire jaillir des émotions simples et touchantes dans un chantier narratif des plus audacieux.
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Je vous conseille aussi de jeter un oeil aux réactions de la Presse et à la très bonne chronique de Xavier Guilbert sur du9.
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Et puis voici un "animated trailer" (muet) de Bottomless Belly Button réalisé par l'auteur.
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PS: Les planches de la première et quatrième de couverture du livret sont signées par votre serviteur en réponse au concept imaginé par Dash Shaw dans Bottomless Belly Button. Je vous demande donc un minimum d'indulgence puisque ce sont mes premiers strips publiés.

Qu'est-ce que XeroXed aujourd'hui?

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XeroXed.be a fêté ses trois ans il y a peu. Trois ans d'irrégularité, pour sûr, mais trois ans de belles rencontres. Avec l'ami June, Xavier de du9, Jason, David Lloyd, Debbie Drechsler, Jeffrey Brown, Serge de ça et là, Linda Medley, Nathalie des Enfants Rouges , Shaun Tan et tous les autres. Et puis vous, chers amies et amis patients, chères lectrices et lecteurs fidèles. Un grand merci. Et puis aussi merci à Vincent de m'avoir fait confiance pour les trois "portraits/analyses" du nouveau hors-série de Beaux Arts magazine Qu'est-ce que la Bande Dessinée aujourd'hui ? J'y ai signé les papiers consacrés à Winsor McCay, Miriam Katin & Marjane Satrapi et c'est un beau cadeau pour fêter ces trois ans que de figurer dans ce collectif (et d'avoir son nom écrit juste à côté de celui de Chris Ware dans la liste des collaborateurs ;). Mais ces articles furent avant tout l'occasion d'entrer en contact avec Miriam Katin, l'auteur injustement méconnue de nombreuses et magnifiques histoires courtes et de Seules contre tous. Une nouvelle belle rencontre. Une nouvelle bonne raison de poursuivre, avec probablement toujours autant d'irrégularité, cette aventure passionnante.

mercredi, novembre 19, 2008

"Loin d'être Parfait": coup de coeur et cachet XeroXed

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Lorsque j’ai lu le nouvel album d’Adrian Tomine dans sa version originale l’an passé, j’ai immédiatement songé qu’il ferait partie des prétendants au titre de « bande dessinée de l’année 2008 » à l’occasion de sa sortie française chez Delcourt. Avec le Spirou d’Emile Bravo, le second tome du Roi des Mouches de Mezzo & Pirus, le Bottomless Belly Button de Dash Shaw et le Tamara Drewe de Posy Simmonds parus depuis, il fait toujours bien partie de mes cinq « incontournables » de l’année écoulée. Bien entendu, il m’a fallu interroger la partialité de mon jugement tant je porte aux nues le talent du jeune auteur américain. Depuis ma rencontre avec ses personnages si brillamment dépeints dans 32 Histoires , Les Yeux à Vif et le magnifique Blonde Platine, je tiens en effet Adrian Tomine comme l’un des nouveaux maîtres de la Bande Dessinée contemporaine. Son génie réside pour moi dans sa capacité à donner vie en quelques planches à des hommes et des femmes que certains romanciers auraient eu du mal à faire exister en une centaine de pages. Chaque dialogue sonne avec une justesse qui ferait passer une grande partie de la production dite de la « chronique du quotidien » pour une vaste fumisterie. Un échange de regard furtif entre ses personnages en dit plus long sur la solitude et l’infirmité sociale dont souffrent ses contemporains occidentaux qu’une lourde étude sociologique ne serait parvenue à le faire. En observant le monde qui l’entoure avec un oeil aiguisé et en le retranscrivant avec une simplicité qui touche à la notion d’évidence, Adrian Tomine nous trace un portrait sans complaisance de notre époque tout évitant de se perdre dans la satyre ou le récit moralisateur. Avec Loin d’être Parfait , il nous confronte à la question de la conformité sociale et du problème identitaire rencontré par des personnages issus de l’immigration asiatique aux Etats-Unis. A 30 ans, Ben Tanaka cultive en effet un sarcasme digne de Woody Allen face à une communauté qui se complait, selon lui, dans une différence qui n’a plus aucune raison d’être. Lorsque sa compagne d’origine japonaise met leur relation entre parenthèses pour partir étudier à New York, il se laissera submerger par un désir enfoui en lui depuis toujours; celui de fréquenter des jeunes femmes « blanches » qui gravitent dans son entourage. Sa meilleure amie tentera de lui faire admettre que ce désir irrépressible trouve sa source dans le trouble identitaire qu’il méprise pourtant chez les autres membres de sa communauté. Mais Ben Tanaka n’est pas prêt à accepter cette vérité ni toutes celles qu’il découvrira à New York en tentant de retrouver la trace de son ancienne compagne.
Loin d’être Parfait est un ouvrage magnifique, drôle, subtil et poignant. Il mérite largement sa place parmi les meilleures œuvres de l’année et nous sommes donc très heureux de pouvoir vous le présenter avec un cachet réservé exclusivement pour notre librairie. Ce cachet d'Adrian Tomine est limité à 200 exemplaires pour les versions françaises et américaines de Loin d'être Parfait (Shortcomings).
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Notre prochain cachet XeroXed accompagnera le Bottomless Belly Button de Dash Shaw qui paraît la semaine prochaine chez ça et là (voir interview ci-dessous).

lundi, novembre 10, 2008

Publisher's Cut (II): Cà et Là

Serge Ewenczyk lance les éditions ça et là en octobre 2005 avec la parution deux titres issus du domaine étranger. Depuis, il n’a cessé de poursuivre l’adaptation en français d’ouvrages et d’auteurs peu connus dans nos contrées et venant principalement des Etats-Unis mais aussi d’Afrique du Sud, d’Israël ou encore de Finlande. En se consacrant à des auteurs qui n’étaient pas signés chez d’autres éditeurs, ça et là nous a offert en trois ans de très belles découvertes comme Château l’Attente de Linda Medley, Tu m'aimeras encore si je fais pipi au lit? de Liz Prince , Little Star d'Andi Watson, Ma Mère était une très belle femme de Karlien de Villiers, Ferme 54 de Galit et Gilad Seliktar et bientôt Bottomless Belly Button de Dash Shaw .
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Nicolas Verstappen : Comment gérez-vous votre positionnement dans un marché où les éditions Rackham, Vertige Graphic, Delcourt (collection Contrebandes et récemment Outsider), Casterman (Collection Ecritures), Ego comme X ou encore Dargaud (avec American Born Chinese, Paul Pope...) s'affrontent dans une lutte de récupération des droits étrangers? Je suppose qu'il n'est pas évident de faire entendre sa voix dans un pareil contexte...

Serge Ewenczyk : Tout d'abord, nous sommes les seuls à publier exclusivement de la bande dessinée étrangère, ce qui nous donne déjà une particularité. Ensuite, nous construisons petit à petit un catalogue qui commence à prendre forme et qui met en évidence des choix éditoriaux relativement précis: chroniques intimistes, autobio, autofiction, fictions ancrées dans la réalité... Même si de nombreux ouvrages que nous avons publiés auraient pu se retrouver dans les catalogues d'autres éditeurs, la somme de ces choix construit notre différence.
Je ne suis pas confronté avec d'autres éditeurs pour récupérer les droits. La scène internationale est suffisamment riche pour "satisfaire" les envies de nombreux éditeurs français. De très nombreux auteurs anglo-saxons sont encore inconnus en France, il y a beaucoup de travail, sans parler des Scandinaves et autres régions encore mal connues. Le seuls auteurs pour lesquels il doit y avoir des bagarres, ce sont les "stars", les Tomine, Ware et autres Spiegelman, mais d'une part nous n'avons pas les moyens de nous "payer" ces auteurs, d'autre part j'ai comme principe de ne jamais démarcher un auteur dès lors qu'il est déjà publié par un autre éditeur français.
En fait, à une exception près, j'ai toujours réussi à récupérer les droits des titres que je souhaitais publier. Il suffit juste d'être attentif à ce qui se passe à l'étranger et de réagir rapidement...

NV : Quels sont les romans graphiques que vous auriez rêvé éditer en français si vous en aviez eu la possibilité?

Serge Ewenczyk : Maus , Un contrat avec Dieu , Concrete, Fun Home, La Perdida, De Mal en Pis, Ice Haven, Ghost World... la liste est longue....
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NV : Lorsque vous signalez sur ActuaBD que vous avez été "ébloui par le Lucille de Ludovic Debeurme", n'avez-vous pas parfois l'envie de vous lancer dans l'édition de titres francophones?
Serge Ewenczyk : Non jamais. Nous sommes souvent sollicités par des auteurs français, mais nous les envoyons sur nos collègues éditeurs. Je tiens absolument à préserver cette spécificité, d'autant plus qu'il s'agit d'un choix éditorial qui correspond à mes goûts, et pas un simple choix de positionnement marketing. J'ai toujours lu beaucoup plus de littérature étrangère (dont la bd) que de livres français. Je trouve un dynamisme vivifiant dans ces territoires étrangers et la travail d'adaptation me passionne.

NV : Vous portez aussi la casquette de directeur de la collection PEPS chez Albin Michel Jeunesse. Est-ce l'occasion pour vous de compléter votre travail d'adaptation en français de titres étrangers mais dans un secteur (celui de la bande dessinée pour jeunes lectrices) qui n'aurait pas trouvé sa place dans le catalogue çà et là?

Serge Ewenczyk : C'était effectivement le parti pris à la création de cette collection. Proposer aux ados, et plus particulièrement aux filles, des bande dessinées autres que du shojo, mais dans le format et les prix du manga. Nous avons ainsi fait découvrir des auteurs comme Kazu Kibuishi (Daizy Kutter) ou Gene Yang (Loyola et la société secrète) ou encore le très drôle Dramanga de l'ukrainienne Svetlana Chmakova. Malheureusement la sauce n'a pas pris, il semble que ce lectorat reste très ancré sur la lecture de manga japonais et relativement peu enclin à lire des bande dessinées réalisées par des auteurs non japonais. J'espère que ce phénomène est amené à changer, sinon les éditeurs vont avoir de sacrés soucis une fois que ces ados deviendront adultes.
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NV : Une autre particularité du catalogue ça et là tient de la place relativement importante consacrée aux femmes auteurs (parmi lesquelles on retrouve Liz Prince, Linda Medley, Emily Flake, Karlien de Villers...). Est-ce le fruit d'une sensibilité particulière propre aux éditions çà et là?

Serge Ewenczyk : J'ai fait ce constat l'année dernière, où la moitié des titres que nous avons publiés étaient d'auteurs femmes. Il faut croire que la ligne éditoriale de çà et là correspond à des territoires où les femmes sont très présentes. Si j'avais choisi de publier de la bd d'aventures, de sf, ou d'humour potache, à mon avis on aurait beaucoup moins d'auteurs femmes. Blague à part, on trouve beaucoup d'auteurs femmes dans la bande dessinée indé ou de type "roman graphique" à l'étranger, et notamment aux Etats-Unis. Cela commence à être également le cas en France grâce aux éditeurs indépendants, mais la présence féminine est encore ridiculement faible (en quantité). Sauf en ce qui concerne les blogs bd, où on trouve un nombre très important de femmes, peut-être que cela démontre qu'il y a encore un "plafond de verre" pour les femmes chez les éditeurs français de bandes dessinées.

NV : Vous êtes aussi l'une des premières maisons d'édition à utiliser internet (et surtout l'espace du blog) pour présenter le travail de fabrication de vos livres (de la signature des contrats à l'impression en passant par le choix des maquettes). Un rapport plus intime s'installe entre çà et là et ses lecteurs et semble ainsi faire écho à votre ligne éditoriale.

Serge Ewenczyk : J'ai ouvert le blog çà et là en septembre 2006 pour y aborder des sujets au fil de l'eau, et notamment tout ce qui concerne la "petite cuisine" d'un éditeur. J'adore consacrer du temps à la fabrication d'un ouvrage, c'est le côté excitant de l'édition indépendante, contrairement à ce qui se passe chez les gros éditeurs, nous avons un rapport aux livres beaucoup plus proche de celui des artisans. Et du coup j'aime en parler sur le blog, pour faire découvrir cet aspect méconnu à nos lecteurs. C'est également l'occasion d'aborder des sujets comme le calcul du prix de vente d'un livre, les coûts de fabrication, ou bien de parler d'autres livres étrangers que ceux publiés par çà et là. Un joyeux foutoir en somme !

NV : Votre travail de recherches et de découvertes de nouveaux ouvrages à éditer passe-t-il principalement par internet, par des contacts à l'étranger, des visites de salons internationaux?

Serge Ewenczyk : A la création de çà et là, les premiers titres publiés ont été ceux que j'avais trouvés en import en France (essentiellement à la librairie "Un Regard Moderne") ou bien à Londres (dans l'excellent boutique "Gosh comics"), à l'exception du Points de Vues de Peter Kuper que j'avais repéré sur le stand de son éditeur américain au Festival d'Angoulême 2005. Par la suite, la recherche de nouveaux titres s'est faite dans un joyeux mélange de tous les moyens disponibles; participation à la Foire du Livre de Francfort (où j'ai dégoté Ma Mère était une très belle femme de Karlien de Villiers complètement par hasard), farfouillages chez les libraires londoniens, participations à la New York Comicon, fréquentation assidue des blogs de journalistes américains (il y a en a toute une tripotée d'intéressants aux E.U, de ce point de vue là on est un peu pauvre en France), des blogs et des sites d'auteurs et d'éditeurs, prise de contact avec les agents français et étrangers qui s'occupent de romans graphiques, etc. Et puis progressivement nous avons commencé à recevoir des projets avant publication (c'est le cas de Delayed Replays de Liz Prince, ou Ferme 54 de Galit et Gilad Seliktar) ce qui nous a amené à publier quelques ouvrages en tant que premier éditeur à partir de 2007. Ce travail est un peu plus facile maintenant que çà et là est "installé" (je devrais mettre plus de guillemets), et nous recevons pas mal de propositions, dont de nombreuses choses sans intérêt d'ailleurs, comme une biographie en bande dessinée de Ronald Reagan par exemple. Mais depuis que nous publions le travail de Andi Watson ou bien Peter Kuper ou encore Eddie Campbell qui sont très réputés dans les pays anglo-saxons, des auteurs étrangers nous sollicitent. En revanche, la recherche d'ouvrages à éditer en provenance de pays non anglophones ou non germanophones est un peu plus compliquée (je ne cite pas les livres italiens ou espagnols, car ces pays sont déjà bien couverts par mes collègues éditeurs comme Rackham, Vertige, 6 pieds sous terre, etc..). Pour ces territoires je suis véritablement tributaire de ceux qui me contactent, comme la traductrice finlandaise Kirsi Kinnunen qui m'a mis en contact avec Ville Ranta par exemple.
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NV : Je sais les éditeurs japonais très soucieux du respect des couvertures originales des séries. En est-il de même avec les éditeurs américains ou avez-vous une grande liberté d'adaptation des maquettes?

Serge Ewenczyk : Je pense que les éditeurs et auteurs américains sont plus pragmatiques que les éditeurs japonais, dans le sens où si on leur explique les raisons pour des éventuels changements d'une couverture ils acceptent presque tout le temps. En l'occurrence, nous modifions souvent les couvertures originales d'une part pour qu'il y ait une certaine cohérence graphique sur tous nos titres et d'autre part pour que cela corresponde aux "us et coutumes" français, par exemple, la couverture de La Fille de Mendel de Martin Lemelman avait une énorme étoile de David, un symbole délicat à manier en France. Ou encore la couverture originale de Pedro & Moi consistait en une photo plein pot de Pedro Zamorra, ce qui n'était pas de très bon goût. Par principe, les auteurs sont toujours associés à l'adaptation de leurs ouvrages, je leur soumets donc toute proposition, et certains ont réalisé de nouvelles illustrations pour l'occasion (sur Ruptures de Andi Watson ou le premier Alec de Eddie Campbell par exemple). J'ai la chance de travailler avec deux personnes qui font de très belles couvertures, Vincent Montagnana (par ailleurs directeur artistique de Chronic'art) qui a réalisé toutes les premières couvertures de çà et là et Anne Beauchard, qui réalise également la plupart des lettrages de nos ouvrages. Grâce à eux, de nombreux auteurs m'ont dit qu'ils préféraient la version française de leur œuvres (ce qui est notre objectif avoué; essayer de faire mieux que la version originale). Ceci dit, si la couverture d'origine est belle, on garde ! Cela a été le cas pour Little Star de Andi Watson, ou encore Château l'Attente de Linda Medley par exemple.

NV : Avez-vous le sentiment qu'il y ait un avant et un après Château l'Attente pour les éditions ça et la, que le succès de l'ouvrage vous ait permis de trouver une attention plus importante de la part des libraires ?

Serge Ewenczyk : Non, pas vraiment. Je dois dire que la plupart des bons libraires nous soutiennent depuis la création de çà et là, ce sont eux qui ont énormément poussé Château l'Attente dès le début et continuent d'ailleurs à le mettre en avant un an après la sortie. Effectivement, nous avons vendu du Château l'Attente chez des libraires qui jusqu'ici ne prenaient pas nos livres, mais après tout est revenu à la normale (si j'ose dire). Il faut savoir que les livres publiés par les indépendants, ou le roman graphique en général, sont véritablement "travaillés" par environ 400 libraires (en France, Belgique et Suisse). De plus, Château l'Attente a une position à part dans le catalogue çà et là car il touche un public très large, que cela soit en terme d'âge ou en terme de centres d'intérêt. Nos autres livres concernent donc un lectorat a priori plus réduit.
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NV : Ressentez-vous une pression plus particulière à l'approche de la sortie de Bottomless Belly Button qui a été encensé aux Etats-Unis et qui est déjà sélectionné à Angoûleme ?

Serge Ewenczyk : La sélection de Bottomless Belly Button au Festival d'Angoulême est en soi une grande satisfaction (renforcée par la sélection d'un autre titre publié par çà et là, Ferme 54 des israéliens Galit et Gilad Seliktar). La pression et le stress, nous les avons connus surtout entre juillet et le tout début novembre, quand les deux premiers exemplaires du livre nous ont été livrés par l'imprimeur. Comme j'ai décidé au dernier moment d'ajouter ce titre à notre programme de parution (après l'avoir lu début juin, juste avant sa sortie aux Etats-Unis), le timing était très court. Sidonie van den Dries s'est lancée immédiatement dans la traduction (Sidonie est une excellente traductrice qui a notamment traduit pour çà et là Chelsea in Love, Slow News Day et Pedro et moi, et pour d'autres éditeurs Ghost World, Super Spy ou encore De Mal en pis). Puis nous avons lancé le lettrage (réalisé par Anne Beauchard qui lettre le plupart de nos livres et Amandine Boucher, grande spécialiste du lettrage manuel qui a par exemple lettré Little Nemo et Breakdowns). Il a fallu créer plusieurs polices de caractère d'après l'écriture de Dash Shaw, et passer ensuite beaucoup beaucoup de temps sur les très nombreuses onomatopées présentes dans le livre (d'ailleurs dans le cas de Bottomless Belly Button il ne s'agit pas vraiment d'onomatopées, mais de bouts de phrases ou de mots utilisés par Dash Shaw pour décrire des actions, des sons ou des sensations). La fabrication était également particulière pour ce livre, compte tenu du très grand nombre de pages (720). Il fallait choisir un papier de pages intérieures qui ne soit pas trop épais, et le papier utilisé pour la couverture devait être à la fois suffisamment rigide pour supporter le poids du bloc papier intérieur (1,5 Kg) et assez souple pour que le dos ne se casse pas lorsqu'on ouvre le livre. Donc nous avons dû faire beaucoup plus de maquettes en blancs que d'habitude et nous n'avons pu finaliser le choix du papier qu'au dernier moment. Et comme nous ne pouvions pas nous permettre le moindre retard (si nous loupions la livraison du livre à notre distributeur en novembre, la sortie aurait été décalée en janvier, et du coup le livre ne pouvait plus être dans la Sélection du Festival puisque seuls les titres publiés avant la fin novembre 2008 étaient éligibles), cette période fut très stressante.Donc, pour résumer cette longue digression, maintenant nous pouvons dormir sereinement, et nous attendons Angoulême sans aucune angoisse.
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(entretien réalisé entre février et novembre 2008 via courriers électroniques - ©2008 Nicolas Verstappen & Serge Ewenczyk - toutes les illustrations sont © ça et là et leurs auteurs respectifs)



mercredi, novembre 05, 2008

XeroXed Special: Obama 2008

©2008 James Kochalka - Americanelf.com

Chères lectrices, chers lecteurs,

Quelques heures après l'annonce de la victoire de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, je n'ai pu m'empêcher d'envoyer un courrier électronique aux différents auteurs américains et canadiens que j'ai interviewé dans le cadre des carnets XeroXed. Je leur ai demandé de partager avec nous leur sentiment sur ce vote historique ("historique" pour de multiples raisons dont certaines devront encore être soumises à l'épreuve du temps) car je suis convaincu que la situation politique et sociale d'un pays porte une influence sur ses artistes et leurs oeuvres (par la contestation, l'évolution des mentalités, l'éclosion des avant-gardes...).

Debbie Drechsler (Daddy's Girl & Summer of Love à l'Association) et Miriam Katin (Seules contre Tous au Seuil) ont répondu dans l'instant.

Debbie Drechsler: Je suis à la fois ravie et soulagée de la victoire d'Obama. Soulagée car je ne voulais VRAIMENT pas de McCain ou de Palin au pouvoir. Ravie car Obama semble être un politicien intelligent, sensible, raisonné et qu'il représente donc un changement positif pour notre pays. Ensuite, je ne peux qu'admirer la désagrégation d'une importante barrière raciale. Une proposition californienne vient cependant ternir cette journée. La proposition 8 est une mesure qui veut faire entrer dans la constitution de l'état le principe que le mariage n'est permis qu'entre un homme et une femme. A l'instant où j'écris (tôt au lendemain de l'élection), cette mesure est à deux doigts de l'emporter.

Miriam Katin: Je suis pressée par le temps car je dois terminer une commande de planches sur ces élections. J'y évoque mon sentimet face à l'évolution de la campagne jusqu'à l'annonce du vainqueur. J'avais laissé les trois dernières cases vides pour y dessiner le résultat final. Je ne voulais imaginer un autre dénouement que la victoire d'Obama. Cela m'attristait d'envisager l'alternative. J'étais plongée dans l'effroi à cette idée. Maintenant, je vais enfin pouvoir m'assoeir paisiblement à ma table et terminer cette planche.

Scott McCloud (L'Art Invisible chez Delcourt) et Jeffrey Brown (Clumsy et Unlikely chez Ego comme X) répondent à leur tour quelques heures plus tard.

Scott McCloud: La vraie barrière qui a été brisée aujourd'hui?: Nous avons enfin élu le candidat intelligent.

Jeffrey Brown: Voici quelques-unes de mes pensées. Je me sens heureux et, pour la première fois depuis bien longtemps, je me sens empli d'espoir. Je pense que notre pays est parvenu à interrompre l'enracinement progressif de notre gouvernement dans une culture de la peur, de la guerre, du pharisaïsme, dans une culture vindicative qui ne prête que peu de considération aux conséquences de ses actes. Cela me donne aussi l'espoir que les Etats-Unis puissent enfin comprendre l'importance d'une pensée basée sur la Raison après avoir entendu Palin soutenir l'enseignement du Créationnisme à l'école, McCain comparer, par simple ignorance ou par sabotage délibéré, un appareillage astronomique important à un "projecteur aérien", Palin discréditer la recherche scientifique et le Parti Républicain faire part de sa politique dépassée et biaisée concernant le problème de l'environnement... Je pourrais continuer ainsi encore et encore mais je vais m'arrêter. Car même si je ne crois pas en Dieu, je vais le dire quand même: dieu merci!

Viennent ensuite les réactions de Dash Shaw, le jeune auteur de Bottomless Belly Button qui paraît aux éditions ça et là ce 22 novembres, Kevin Huizenga (Malédictions chez Vertige Graphic) et John Porcellino (Moon Lake Trails chez Ego comme X).

Dash Shaw: J'ai peu de choses à dire si ce n'est que je suis très heureux, optimiste et fier de la Virginie. J'ai vécu à Richmond (en Virginie, le "Capitole du Sud") la plus grande partie de ma vie et j'ai voté ici. Je ne parviens pas à croire que c'est aujourd'hui un état bleu (ndlr: démocrate)! Je trouve cela tout simplement incroyable!

Kevin Huizenga: Je suis à la fois soulagé et transporté.

John Porcellino: J'expérimente un mélange de soulagement et d'abattement. Je suis en effet animé par l'espoir que cette dernière partie de l'Histoire américaine, la plus sombre de ma vie, arrive à sa fin. Mais je réalise, dans le même temps, qu'il y a énormément à faire pour réparer les dégâts et aller de l'avant. Au moins, maintenant, nous pourrons enfin nous diriger dans la bonne direction.

Les prochaines réactions des divers auteurs sollicités seront rajoutées dans ce post.

©2008 James Kochalka - Americanelf.com


mardi, novembre 04, 2008

Cachet XeroXed (I): Adrian Tomine


A l'occasion de la parution en français du nouveau chef-d'oeuvre d'Adrian Tomine dans la collection Outsider des éditions Delcourt, j'ai le plaisir de vous annoncer la création d'un cachet qui ornera la page de garde de Loin d'être Parfait (ainsi que sa version originale baptisée Shortcomings et éditée par Drawn & Quarterly). Ce cachet sera limité à 200 exemplaires et réservé exclusivement à la librairie Multi BD. Le second cachet de cette série sera conçu par Dash Shaw pour décorer la version française du magnifique Bottomless Belly Button qui paraîtra aux éditions Cà et Là le 22 novembre prochain. Le quatorzième carnet d'entretien XeroXed accompagnera aussi cet ouvrage monumental (chroniqué par Xavier Guilbert sur du9.org).



vendredi, octobre 10, 2008

XeroXed (V): JAMES KOCHALKA


XeroXed (V): JAMES KOCHALKA

1. Biographie

James Kochalka est né en 1967 à Springfield dans le Vermont (Etats-Unis). Il réside aujourd’hui à Burlington (toujours dans le Vermont) avec sa femme Amy, ses deux fils Eli et Oliver ainsi que son chat Spandy.

Son style épuré, reconnaissable entre mille, mélange allègrement « autobiographie » et fiction. Sa carrière démarre avec l’autoédition de son fanzine James Kochalka Superstar (8 numéros qui ont été rassemblés par Top Shelf dans le livre Magic Boy and Girlfriend).
Extrêmement productif, il enchaîne livre sur livre pour les principaux éditeurs de bandes dessinées indépendantes aux Etats-Unis (Alternative Comics, Top Shelf, Highwater Books, Slave Labor Graphic, Black Eyes Books). Il fait désormais partie des piliers de la « small press » américaine et ses derniers livres ont gagné (ou ont été sélectionnés) pour différents prix américains dont les Ignatz Awards, les Eisner Awards et les Harvey Awards.
Il a entrepris en 1998 de dessiner un strip « autobiographique » par jour. Depuis dix ans maintenant James Kochalka poursuit cette expérience unique. Elle a abouti au recueil American Elf qui tient désormais davantage de la performance artistique que du journal en bande dessinée.

Son site internet : americanelf.com
Le site internet d'Ego comme X : ego-comme-x.com

2. Bibliographie en français (non exhaustive)

M in : Comix 2000, L’Association, 1999
Ma Lampe à Dessin in : Bile Noire #9, Atrabile, 2000
Le Dîner de Magic Boy in : Bile Noire #10, Atrabile, 2000
Kissers, Ego comme X, 2002
Sunburn in : Ego Comme X #8, Ego comme X, 2002
Comix Club #4 (entretien), Groinge, 2007
American Elf: 1998-2003, Ego comme X, 2008


3. Entretien avec James Kochalka

La version originale (en anglais) de cet entretien est disponible sur du9.org.

N.- Il semble que vous ayez connu quelques difficultés à trouver un éditeur aux Etats-Unis pour publier les carnets d’American Elf. Vous présentez d’ailleurs dans l’un de vos strips une séquence où l’on assiste au refus de Chris Oliveros, le responsable éditorial de Drawn & Quarterly.

James Kochalka- La difficulté de trouver un éditeur pour mes carnets est liée au fait qu’ils ne prennent pas l’aspect d’un roman graphique mais d’un ensemble de strips. Dans un premier temps, les éditeurs ont donc éprouvé une certaine difficulté à se prononcer sur le concept. Le fait que Chris Oliveros ne désirait pas les publier n’est pas entièrement exact. Il ne parvenait tout simplement pas à se décider. Un jour, je l’ai donc contacté et j’ai pris la décision à sa place. Je lui ai dit « Tu ne veux pas l’éditer » et nous en sommes restés là. Avec un peu de recul, j’en suis arrivé à la conclusion que j’aurais dû le convaincre de se lancer dans ce projet plutôt que de l’en écarter. Cinq minutes plus tard, j’ai donc contacté Chris Staros, le responsable éditorial de Top Shelf. Il avait déjà refusé mes carnets mais, au bout de quelques instants, je l’ai persuadé de revenir sur sa décision.

N.- Avant d’être compilés dans des recueils, vos strips sont publiés jour après jour sur votre site web. Considérez-vous internet comme un espace d’édition autosuffisant ou envisagez-vous le support du livre comme la véritable finalité de votre travail ?

James Kochalka - C’est le strip qui doit être envisagé comme la base de mon travail. Le site web est le moyen le plus rapide et le plus direct pour présenter ce strip aux lecteurs. Le livre est un autre support qui permet d’atteindre un public. L’avantage du site internet tient de son immédiateté. Celui du livre tient de son caractère à la fois permanent et intime.

N- Dans le XeroXed #1 , Joe Matt écrivait : « Je vois la génération qui me succède comme étant plus libre, moins névrosée, moins rebelle et ayant une approche de la Bande Dessinée qui privilégie le dessin de manière bien plus importante que l’écriture ». Vous sentez-vous plus proche de la génération de Joe Matt ou de celle qui lui succède ?

James Kochalka - Hum... Je ne sais pas trop. Pour autant que je sache, je suis peut-être plus âgé que Joe Matt. J’aurai 37 ans le mois prochain [en avril 2004]. Je dirais simplement que la vie a été très généreuse avec moi. Je suis libre ET rebelle. Je me révolte contre tout ce qui tente d’imposer des limites à mon bonheur, mes explorations artistiques, mon travail et mon « terrain de jeu ».


N.- Vous avez participé à deux livrets baptisés Conversation où vous échangez vos réflexions sur la Bande Dessinée avec Jeffrey Brown et Craig Thompson. Ce dernier signalait faire partie de la génération « Understanding Comics », une génération d’auteurs qui attacherait plus d’importance à la théorie que celle qui la précède. Partagez-vous ce sentiment ?

James Kochalka - Je porte en effet un grand intérêt à la théorie... car j’aime réfléchir, tout simplement. Je suis intelligent sans être un intellectuel. Je suis un penseur ludique.

N.- Dans mon souvenir, Top Shelf avait annoncé un troisième de ces carnets dessinés à quatre mains. N’étiez-vous pas supposé rencontrer Frank Miller pour un nouvel échange ?

James Kochalka - Frank devait en effet succéder à Craig et à Jeffrey mais il s’est cassé un bras. Sa carrière dans le cinéma a ensuite pris son envol et nous en sommes restés là. J’ai alors entamé un carnet avec Tom Devlin, mon ancien éditeur (il dirige Highwater Books et est aussi un auteur très doué). Tom a malheureusement abandonné après la deuxième planche. Plus récemment, j’ai débuté un carnet avec Jeff Smith. A la cinquième planche, son emploi du temps ne lui a plus permis de poursuivre. J’ai bon espoir que ce carnet voie cependant le jour.

N.- Pour en revenir à American Elf, comment avez-vous envisagé l’idée de dessiner un strip par jour ? Cela tient-il pour vous d’une forme de « rituel » qui apaiserait votre anxiété naturelle ?

James Kochalka - Je ne qualifierais pas mon approche de « cathartique ». Là où d’autres personnes structurent leur vie au travers de leur métier, j’y parviens par l’écriture quotidienne de ces carnets. Ils forment une trame indissociable du tissu de mon existence.

N.- Cette contrainte de dessiner un strip quotidiennement ne génère-t-elle pas une sorte de frustration lorsque vous avez de la matière pour écrire plusieurs séquences le même jour ?

James Kochalka - Je n’éprouve pas ce sentiment car je dessine parfois plusieurs strips le même jour. De plus, je me suis aperçu que la plupart des événements de la vie se produisent plus d’une fois. Si je passe à côté de quelque chose un jour, je pourrai écrire sur cet événement tôt ou tard car il est voué à se répéter. Il y a parfois certaines situations que j’observe et dont j’attends qu’elles se produisent à nouveau car je sais que je pourrai les évoquer à ce moment-là. Ce ne sont pas forcément de grandes choses, ce sont parfois des petits détails de la vie de famille. 2008 marque la dixième année d’American Elf. Je pourrais avoir atteint ce stade du projet sans même m’être posé une seule question sur une telle entreprise. Cependant, j’ai toujours tenu à m’aventurer dans de nouveaux territoires. Et ce sans compter sur ma vie qui semble s’aventurer d’elle-même dans des contrées inexplorées : mon épouse Amy et moi venons d’avoir notre second enfant.

N.- La naissance d’Eli, votre premier enfant, marque à mes yeux un tournant dans l’écriture d’American Elf. Avec son arrivée, j’ai le sentiment que l’aspect « magique » de votre œuvre (peuplé de personnages à l’apparence d’elfes ou d’animaux) et l’aspect plus « réel » (veine autobiographique) se confondent totalement. Eli vous apporte une sorte d’émerveillement constant qui prend le pas sur votre besoin d’altérer votre représentation du réel.

James Kochalka - La naissance de mon premier fils m’a permis en grande partie d’unifier tous les aspects de ma vie. Etre père et artiste m’a vraiment aidé en cela. Le travail et le jeu ne font plus qu’un... Je dessine nos parties de jeux et d’aventures, nous dessinons alors que nous jouons. Mon métier est de dessiner et dessiner est un jeu. Le réel et l’imaginaire sont aussi réunis. Tout ce que nous faisons est magnifié et intensifié par le spectre de notre imagination pour devenir quelque chose de différent, de plus captivant, de plus magique. Tout est magique dans mes bons jours en tout cas... Lorsqu’ils s’assombrissent, je vis dans un véritable cauchemar. Mais je compte plus de bons jours que de mauvais.


N.- Cela rejoint en partie le travail de Lewis Trondheim que le Comics Journal décrivait comme « étant proche de l’écriture manuscrite, aussi naturel que la respiration, aussi spontané que la vie ». Tentez-vous d’atteindre ce même résultat au travers de vos carnets ?

James Kochalka - Tout à fait. Il n’y a pas de séparation entre l’art et ma vie. Maintenant que je parviens à vivre de mes bandes dessinées, il n’y a plus non plus de séparation entre le travail et le jeu. Comme je le disais précédemment : le travail, le jeu, l’art et la vie ne sont qu’une seule et même chose à mes yeux.

N.- Dans American Elf, vous créez d’ailleurs un strip à partir d’une dédicace de Lewis Trondheim. Comment avez-vous découvert ses albums ?

James Kochalka - Si ma mémoire est bonne, j’ai dû les découvrir dans une librairie à Montréal qui n’est qu’à deux heures de là où je vis. C’était à une époque où j’achetais de nombreuses bandes dessinées en français même si je ne maîtrise pas votre langue. Il m’a fallu près de six mois pour lire Lapinot et les Carottes de Patagonie armé de mon dictionnaire français-anglais.

N.- Appréciez-vous d’autres bandes dessinées européennes ?

James Kochalka - Astérix était l’une des mes séries favorites lorsque j’étais enfant. J’ai commencé à acheter les albums bien avant qu’ils ne soient disponibles en anglais. Mon père m’emmenait à la librairie de l’Université de Dartmouth et je choisissais quelques albums de l’édition française. Je parvenais malgré tout à comprendre une bonne partie des histoires. Cette série m’influence encore lorsque je travaille sur des albums humoristiques. L’autre classique européen que j’adorais était les livres des Moomin (pas les bandes dessinées mais les romans). J’ai aussi découvert les Schtroumpfs mais au travers des jouets. Je les aimais beaucoup et, lorsque les adaptations en dessins animés sont apparues, je fus ravi. Je m’amuse encore avec le jeu vidéo des Schtroumpfs sur mon vieil Atari. Pour autant que je sache, les albums originaux n’ont jamais été publiés aux Etats-Unis. J’aimerais pouvoir découvrir cet univers.


N.- Vous avez baptisé votre GameBoy Advance du nom de Milou. Hergé fait-il aussi partie de ces auteurs qui ont eu une influence sur votre travail (comme dans l’aventure de Pinky & Stinky sur la Lune) ?

James Kochalka - Tintin est pour moi la meilleure bande dessinée d’aventure. Dès que je dessine une bande dessinée dans ce genre, Hergé m’apparaît indéniablement comme une influence majeure. Lorsque j’essaie de créer un petit monde pour y faire exister mes personnages, je pense souvent à la façon dont il assemble son univers. Je désire créer un monde vivant et coloré comme le monde d’Hergé peut sembler vivant et coloré. Je ne veux pas que mon univers ressemble au sien, je désire simplement qu’il attise l’imagination de la même manière. Et Milou est mon personnage préféré de l’univers de Tintin car il n’aboie pas de la même manière que les chiens américains...

N.- Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’œuvre d’Hergé ?

James Kochalka - Oui. Mon père était rédacteur en chef d’un journal et l’éditeur américain de Tintin lui avait envoyé des copies de presse de l’album. Mon père me donna Le Trésor de Rackham le Rouge. Je l’ai adoré mais je me suis plaint du fait qu’il s’agissait de la seconde partie d’un récit qui en comportait deux. Il est monté et est redescendu avec la première partie ainsi que Le Sceptre d’Ottokar et Le Crabe aux Pinces d’Or. Ce fut un jour merveilleux. J’étais passé en une journée de l’ignorance complète de Tintin à une immersion complète dans son univers.

N.- Dylan Horrocks est fasciné par le dessin d’Hergé « où tout semble parfait et défini par des lignes simples et claires ». Partagez-vous le même attrait pour son style ?

James Kochalka - Je ne suis pas attiré par cet aspect de perfection mais plutôt par la puissance de la simplification. Ce qui me passionne, c’est de parvenir à bâtir un univers complexe à partir d’éléments de construction très simples. A l’image de notre univers si simple et si complexe à la fois.

N.- Dans votre troisième carnet, vous insérez pourtant plus de détails dans vos dessins (comme les rayures de votre chat Spandy qui apparaissent soudain au détour d’un strip). En 2007, vous vous dessinez de manière plus réaliste puis soudain vous retournez à un style plus naïf. Quelles sont les raisons de ces modifications stylistiques souvent très marquées ?

James Kochalka - Je suis incapable de tirer une quelconque satisfaction d’un style qui serait devenu statique. Je me suis simplement aperçu un matin que je ne dessinais pas les rayures de mon chat. J’ai donc décidé de représenter Spandy de manière plus réaliste. Je ne m’étais jamais rendu compte que ce détail manquait dans les deux premiers carnets. Au fil de l’écriture d’American Elf, de nombreuses « révélations » du même type se sont produites. Elles sont d’ailleurs plus souvent liées à la découverte de la signification profonde des choses qu’à celle de l’absence de certains détails physiques.

N.- Vous écrivez dans l’introduction de votre premier carnet que « la vie ne possède pas la structure d’une narration de type classique ». Vos strips vous permettent-ils d’expérimenter une voie nouvelle ?

James Kochalka - Je tente simplement de produire une forme d’art qui serait plus proche de celle de la vie. La narration classique est une construction très artificielle qui ne m’est d’aucune utilité lorsque j’explore mon quotidien.

N.- Les premiers carnets d’American Elf sont dessinés en noir & blanc. Vous travaillez désormais en couleurs. Cette technique est-elle votre nouveau « terrain de jeu » ?

James Kochalka - Je suis passé à la couleur sur American Elf en 2002 lorsque j’ai lancé le site AmericanElf.com. La couleur a toujours une sorte de pierre d’achoppement dans mon parcours artistique. Cette situation a changé grâce à l’informatique. Travailler tous les jours sur un ordinateur m’a permis de tester de nombreuses gammes de couleurs sans avoir à me préoccuper des conséquences (il suffit simplement de cliquer sur la touche « undo »). Je crois que je maîtrise désormais relativement bien l’usage des couleurs. Elles m’apparaissent maintenant comme étant intuitives, naturelles et personnelles. J’adore m’atteler à cette partie de mon travail.

N.- Vous vous permettez une grande liberté dans votre rapport au dessin et à la couleur. Un dialogue avec votre épouse laisse cependant penser qu’il existe quelques règles qui définissent les limites de la représentation de votre intimité.

James Kochalka - Il n’y a aucune règle. Je crois ne m’être jamais représenté en pleine masturbation. J’ai certainement dû y faire allusion. Je l’ai même peut-être dessiné mais alors je ne m’en souviens plus. Je ne prête plus aucune attention à ce que j’ai pu écrire. J’avance toutes voiles dehors, sans jamais regarder vers l’arrière.

N.- La représentation de votre intimité dans vos strips trouve un écho particulier lorsque l’on sait que vous exposez aussi votre « intimité » en chantant sur scène. Ôter vos vêtements lors d’un concert de rock tient du même rapport de dévoilement ?

James Kochalka - J’ai le sentiment que le rapport est différent. Un concert rock demande une forme d’énergie qui mène parfois à se défaire de certains de ses vêtements. Je ne m’expose donc pas plus ; je me plonge entièrement dans le « Rock & Roll ». Si j’y réfléchis d’une manière rationnelle, je préférerais ne pas en arriver là mais l’énergie du spectacle ne me laisse pas le choix... Dans mes carnets, je n’ai pas non plus le sentiment de vouloir me révéler au lecteur. Je tente simplement de creuser au plus profond de moi. J’essaie d’en apprendre plus sur moi, d’atteindre une forme d’acuité « magique ». Ni les concerts de rock, ni les carnets n’ont pour dessein de me révéler. Si je me retrouve finalement « à découvert », je crois que cela n’est le résultat que d’un effet secondaire...


N.- En dehors de la bande dessinée et de la musique, vous réalisez aussi de nombreuses peintures. Une sélection de vos toiles sera réunie dans l’ouvrage Little Paintings. Top Shelf présente votre relation à ces tableaux de formats réduits comme tenant d’une « obsession dévorante ». Ce médium vous permet-il de répondre à un besoin qui ne serait pas comblé par les deux autres ?

James Kochalka - Le terme d’obsession dévorante est un peu exagéré. L’an passé [en 2007], j’ai travaillé de manière plutôt intensive sur la production de nouvelles toiles afin d’être prêt pour deux expositions. Les carnets restent cependant mon projet le plus important. Les tableaux ne viennent qu’en deuxième position. Mes toiles répondent à un certain besoin mais d’une autre manière. J’aborde dans la peinture les mêmes problématiques de l’existence mais au travers d’une voie plus symbolique.

N.- Les grandes icônes américaines (la bannière étoilée ou les logos d’entreprises comme McDonald’s) font de nombreuses apparitions dans vos albums. Quel est votre rapport avec la société américaine ?

James Kochalka - Je suis américain et ces symboles trouvent donc une profonde résonance dans ma vie quotidienne. Mon père m’a inspiré des sentiments proches de l’exaltation pour McDonald’s. Je me souviens que lorsque j’étais enfant nous allions dans ce restaurant et il nous disait : « Vous imaginez qu’à cet instant des gens partout en Amérique mangent au McDonald’s exactement comme nous ». La notion d’être lié à tous les citoyens de ce pays était très forte dans un moment comme celui-là. Bien sûr, mon père disait cela dans un trait d’humour. Mais en tant qu’enfant, j’éprouvais un sentiment patriotique très profond.

N.- Vous avez accepté que sept de vos strips soient réédités dans l’ouvrage 9-11 : Emergency Relief pour « soutenir l’effort de guerre ». Cela tient-il du même sentiment patriotique ?

James Kochalka - Pas du tout ! Mes allusions au « soutien de l’effort de guerre » dans mes strips étaient entièrement sarcastiques. Nous étions désemparés après les attentats du 11 septembre 2001. Nous étions anéantis et en larmes avant d’être soudain envahis par un sentiment de jubilation maniaco-dépressive. Mes strips n’étaient que l’expression de ces émotions. Ils faisaient partie d’une démarche visant à maintenir mon équilibre mental, équilibre que je ne suis toujours pas parvenu à recouvrer entièrement (même si cela peut vous paraître difficile à croire). J’en suis arrivé au point de penser que les Etats-Unis pourraient totalement sombrer dans l’anarchie avant la fin de ma vie. Je prie pour que cela n’arrive pas. Nos vies seraient alors plongées dans un véritable enfer.

N.- Vous avez récemment abordé la revisitation d’une autre grande icône américaine, celle du super-héros. Votre série Super F*ckers, bien qu’étant liée à votre goût d’enfant pour ces lectures, est bien loin de reprendre le même type de figure héroïque. Vos personnages sont des adolescents névrosés, drogués et violents. Super F*ckers apparaît presque comme une satyre sociale de l’Amérique contemporaine.

James Kochalka - J’ai réfléchi durant des années au fait que toutes les choses sont liées entre elles. Je voulais écrire un roman graphique complexe et aux proportions pharaoniques qui me permettrait de développer ce concept. C’est à la même période que j’en suis arrivé à définir ce que j’appelle ma « Théorie de l’Univers Maléfique ». Pour faire simple, cette théorie est basée sur l’idée que tout est néfaste et que tout acte est un acte de guerre. La paix et la bonté ne viendraient donc que du vide et du désœuvrement. Lorsque j’ai entamé Super F*ckers, je me suis aperçu que la série tournait au récit de super-héros un peu loufoque. Le sens profond de cette histoire parvient cependant à se dégager de ce fouillis. La plupart des événements relatés dans cette série sont inspirés directement de mon expérience d’étudiant. Ils sont bien entendu exagérés pour le besoin du récit.

N.- Cette théorie est-elle née après le 11 septembre ? On pourrait y voir une forme de critique de la politique extérieure américaine (depuis les interventions des Etats-Unis dans les pays arabes jusqu’au 11 septembre et des attentats à la guerre en Iraq) ?

James Kochalka - Peut-être. En fait, pour les Américains, tout est lié au trauma du 11 septembre. Nous prétendons aller bien alors qu’en réalité nous sommes mal barrés. Ma théorie de l’Univers Maléfique s’étend cependant jusqu’au niveau cellulaire. Et même plus loin. Je n’ai donc pas le sentiment qu’il soit directement lié aux problèmes de géopolitique.

N.- Avez-vous le sentiment que votre travail sur les strips d’American Elf a modifié votre manière d’écrire des romans graphiques ?

James Kochalka - American Elf m’a permis d’unifier les différents aspects de ma vie. Ces carnets m’ont donné une base stable qui m’offre la possibilité d’être plus libre sur mes autres travaux. J’ai le sentiment de pouvoir tout me permettre.

[Entretien réalisé fin janvier 2004 et début janvier 2008 pour le carnet d'entretien XeroXed #5 - ©2008 James Kochalka & Nicolas Verstappen - ©2008 James Kochalka pour les illustrations]

vendredi, septembre 19, 2008

Conférence (II)

Je donnerai une nouvelle conférence sur le thème des "Représentations de l'Agression Sexuelle sur mineurs dans la Bande Dessinée autobiographique" dans le cadre d'un séminaire des Cliniques de la Création. Rendez-vous le jeudi 9 octobre de 19h00 à 21h30 à la Faculté de Philosophie et Lettres de Namur (FUNDP - salle académique - 1 rue Grafé). De plus amples informations sont diponibles sur le blog des Cliniques de la Création. J'avais déjà présenté le sujet de cette conférence sur cette page de mon blog .

PS: Merci de prévenir de votre présence par mail à antoine.masson@fundp.ac.be afin de prévoir la petite restauration (une participation aux frais de 5.00€ sera demandée).

© Debbie Drechsler/Craig Thompson/Dave Cooper/Olivier Ka & Alfred


samedi, septembre 06, 2008

Entretien avec Matthieu Bonhomme

J'ai réalisé un entretien avec Matthieu Bonhomme, le talentueux dessinateur du Marquis d'Anaon (Dargaud) et de Messire Guillaume (Dupuis) pour le site de du9 (lien vers l'entretien). Je ne peux que vous conseiller la lecture des deux magnifiques tomes du Voyage d'Esteban qui font partie, comme vous l'aurez sans doute remarqué, de mes "albums favoris" (cfr. colonne de droite).
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Un grand merci à mes confrères de Slumberland tome IV de m'avoir chaleureusement accueilli dans leur librairie le temps de cette entrevue.


dimanche, août 24, 2008

Coup de Coeur: "Pauline (et les loups-garous)"

Pauline (et les loups-garous)
Il est un titre, paru il y a quelques mois déjà, dont les personnages me hantent depuis sa lecture. Il me fallait donc l'évoquer ici en espérant que ces fantômes aillent aussitôt tourmenter l'âme d'autres lecteurs. A la croisée des chemins entre le Black Hole de Charles Burns et Le Roi des Mouches de Mezzo & Pirus, cet ouvrage nous emmène sur la piste tortueuse tracée par les errances du Désir. Partagée entre la fascination macabre et le dégoût que lui inspirent l'acte sexuel, la jeune Pauline ne peut se résoudre à se donner à Angus, le compagnon de fuite qui fut pourtant prêt à commettre un crime pour elle. Les mauvaises rencontres qui se succèderont dans leur cavale ne feront qu'attiser les flammes de l'Envie au risque de s'y brûler tout entier. Pauline (et les loups-garous) est l'un des albums les plus marquants de l'année. Et ce de manière indélébile.

Une présentation de l'album par Futuropolis: "Sur une autoroute déserte, la nuit, Angus s'endort au volant de sa voiture malgré sa cassette d'AC/DC qui passe en boucle depuis deux heures. Pauline, qui l'accompagne, lui propose de s'arrêter sur une aire d'autoroute. Cela fait des heures qu'il roulent ainsi, fuyant la police qui doit être à leurs trousses. Leur crime? On n'en saura pas grand-chose si ce n'est que c'est un fait-divers sanglant.
Pas avant de découvrir les raisons qui ont poussé ces deux adolescents à tout quitter pour se cacher au bord de la mer, en hiver, dans une station balnéaire déserte de Vendée. Une ville traitée comme une ville fantômt de western.
Sans le savoir, ils se jettent dans la gueule du loup".

Pauline (et les loups-garous) d'Appollo & Oiry, Futuropolis - 12.00€ (au lieu de 15.00€)
D'autres informations sur le site de Futuropolis


jeudi, août 14, 2008

XeroXed.be sur du9.org

Durant tout l'été, plusieurs entretiens de XeroXed.be bénéficient d'une nouvelle publication sur du9, le site de référence de l'Autre Bande Dessinée. C'est donc l'occasion de rencontrer les auteurs d'ouvrages qui font partie de ma Bédéthèque Idéale. Les trois premiers entretiens nous permettent d'en apprendre un peu plus sur le travail artistique qui mena aux chefs-d'oeuvre que sont Daddy's Girl de Debbie Drechsler (L'Association), Ripple: une prédilection pour Tina de Dave Cooper (Le Seuil) et Panorama de Cédric Manche & Loo Hui Phang (Atrabile). Les interviews avec Debbie Drechsler et Dave Cooper sont aussi publiés dans leur version anglaise à cette occasion et pour la toute première fois.
L'entretien de Debbie Drechsler sur du9 en version anglaise: ICI
L'entretien de Dave Cooper sur du9 en version anglaise: ICI



dimanche, juin 22, 2008

L'Oeuf ou la Plume? (I): VANYDA


Le carnet d'entretien L'Oeuf ou la Plume? dédié à Vanyda et édité à l'occasion de l'exposition que nous lui avions consacrée est désormais épuisé. Il est donc temps de découvrir la version "web" de cet entretien avec la jeune et talentueuse dessinatrice.

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Biographie de Vanyda

Née à Castelnaudary en 1979, Vanyda suit les cours de la section bande dessinée de l'Académie des Beaux-Arts de Tournai (1999-2001). Durant ses études, elle crée le fanzine PoRoPhOre avec François Duprat et David Bolvin. C'est au sein de ce projet que seront publiés les premiers chapitres du magnifique album L'immeuble d'en face qu'elle éditera plus tard à compte d'auteur (chez Bom Bom Prod) puis enfin en version augmentée aux éditions de la Boîte à Bulles (2004).
En 2001, elle s'installe à Lille et travaille en atelier avec quatre comparses: David Bolvin, Rod, Nicolas Delestret et François Duprat. Ce dernier lui livre le scénario d'une trilogie qu'elle illustrera pour les éditions Carabas. Cette série, baptisée L'Année du Dragon, vient d'être compilée en intégrale chez le même éditeur.
En 2006, Vanyda participe au collectif Corée publié par les éditions Casterman et achève le second tome de L'immeuble d'en face qui paraîtra l'année suivante. Cet album rencontre le même succès critique et public que le premier volume qui avait déjà été encensé, entre autres, par Frédéric Boilet (qui en signa la préface), Thierry Belle froid (RTBF) et le Publishers Weekly (pour sa version anglaise intitulée The Building Opposite).
Vanyda travaille actuellement sur le second tome de Celle que... (dont le premier volet vient d'être publié aux éditions Dargaud), sur le troisième tome de L'immeuble d'en face ainsi que sur plusieurs histoires courtes commandées par une nouvelle revue japonaise baptisée Marika (#2 & #3).


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Entretien avec Vanyda
Nicolas Verstappen : Celle que je ne suis pas est un projet relativement ancien, les premiers contacts avec les éditions Dargaud ayant été noués début 2003. Comment s’est opérée la lente mise en route de cette série ?

Vanyda : Ce projet est d’autant plus ancien qu’il reprend un personnage que j’avais créé alors que j’étais encore aux Beaux-Arts de Tournai pour un sujet sur « l’enfance ».
Lorsque Dargaud a proposé que l’on travaille ensemble, j’avais en tête ce personnage que je voulais développer, j’ai profité de l’occasion pour leur soumettre cette histoire. Mais c’est vrai que j’ai mis pas mal de temps avant d’y travailler vraiment. Je faisais en même temps L’Année du Dragon au dessin, L’immeuble d’en face que je dessinais et scénarisais ainsi que l’histoire courte sur la Corée qui est venue se rajouter à un moment... ça faisait beaucoup !
Ensuite, ça a été très étrange de commencer à « faire connaissance » avec tous ces nouveaux personnages. Je « vivais » au quotidien avec les personnages de L’immeuble d’en face et de L’Année du Dragon depuis plusieurs années déjà, et là, il fallait recommencer (presque) à zéro avec d’autres personnages. Même si chacune des quatre filles du groupe avaient déjà son caractère assez défini, il m’a fallu un peu de temps pour me mettre dans l’ambiance et l’intimité de ce groupe. Les premières pages qui ont été dessinées sont celles qui se passent à la piscine car je trouvais que cette scène incarnait bien l’esprit de ce groupe de copines.
Ce qui était perturbant aussi, au début, c’était la foule. Toutes ces élèves à dessiner... J’ai mis aussi un peu de temps avant de trouver mes marques pour « gérer » les cours de récré et autres salles de classe. Ça m’a demandé un peu de gymnastique au niveau de la mise en scène, moi qui avais l’habitude des intérieurs avec deux personnages.

NV : Cela vous a-t-il semblé évident que Celle que je ne suis pas paraisse dans la collection Kana consacrée aux auteurs japonais ? Envisagez-vous cet album comme plus proche du manga que vos ouvrages précédents (la temporalité plus étendue m’y semble un rien plus nippone) ?

Vanyda : Finalement, Celle que... ne sort pas dans la collection « Made In » de chez Kana, car, à l’usage, l’éditeur s’est aperçu que les lecteurs de manga ne lisaient pas ce qui avait un emballage « manga » mais qui n’était pas japonais, et inversement les lecteurs de franco-belge n’iraient pas chercher du côté de chez Kana, même si l’auteur est français. C’est un constat qu’ils ont fait récemment et ils ont préféré sortir l’album « hors collection », dans un format proche de L’immeuble d’en face.
Personnellement, ça n’a pas changé grand-chose pour moi. J’aimais bien l’idée d’être dans la même collection que Taniguchi ou Taiyo Matsumoto, mais si cela avait nuit à l’album, autant faire ce qui est le mieux pour qu’il trouve son public. Ils m’avaient proposé cette collection au début, car j’avais demandé du noir et blanc et à l’époque chez Dargaud, ils n’en faisaient pas. Comme le projet a mis quelques temps à se faire, les choses ont eu le temps d’évoluer, notamment au niveau des formats qui se sont diversifiés (comme chez beaucoup d’éditeurs d’ailleurs).
La temporalité plus lente est peut-être le résultat d’un découpage (presque) sans chapitre contrairement à L’immeuble d’en face. C’était aussi une volonté de jouer sur l’ambiance de cette période particulière qu’est l’adolescence, avec son spleen et sa mélancolie...
Je pense que l’inspiration nippone est présente car cette période de l’adolescence est quelque chose de fréquemment traité dans les manga (notamment les fameux « shôjo », manga pour filles) qui ont bercé mon enfance par leurs adaptations animées (Candy, Georgie, Embrasse-moi Lucille, etc). Cependant, j’ai voulu ancrer cette histoire dans une réalité plus sociologique (et française !) et initiatique que ne le sont en général les manga. Je me souviens avoir été touchée par des récits comme Changements d’adresses de Julie Doucet ou Bitchy Bitch de Roberta Gregory (des inspirations qui ne se voient peut-être pas dans le premier tome, mais sans doute plus dans les deux prochains... ou pas :-\ ).
Sinon, j’ai lu dernièrement Hollywood Jan de Bastien Vivès et Sanlaville, et j’ai trouvé que c’était un peu le pendant masculin de Valentine. :)

NV : Vous appréciez « les films qui regroupent en général une galerie de personnages ». Cela se ressent dans L’immeuble d’en face mais moins dans Celle que je ne suis pas. Etait-il important pour vous de rester plus proche de Valentine et de ne pas suivre une construction en « récits croisés » ?

Vanyda : Je pense qu’il était important pour ce projet de rester proche de Valentine car une partie de son malaise vient du fait qu’elle a l’impression que les autres filles vivent très bien leurs vies et qu’elles n’ont pas les mêmes problèmes qu’elle. Je pensais qu’il était plus intéressant de mettre le lecteur dans la même situation et de ne pas voir l’intimité et les états d’âmes de ses copines. Pour autant, je trouvais important que les autres personnages soient quand même développés et attachants. Même si certains vont moins apparaître par la suite, comme le veulent les aléas de la vie d’un collégien ou d’un lycéen, dépendant dans ses fréquentations, de la composition de sa classe et de ses orientations scolaires. Avec ce parti pris, il était plus compliqué de se livrer à un « récit croisé ».

NV : Dans le premier tome de Celle que je ne suis pas, on suit Valentine au collège. Dans Celle que je voudrais être, on la suivra au lycée. Ce tome clora-t-il votre récit ou vous laissez-vous une porte ouverte comme pour votre série L’immeuble d’en face qui semble se poursuivre au fil de votre inspiration ?

Vanyda : La série Celle que... est prévue en 3 tomes (le dernier sera Celle que je suis). Comme pour L’immeuble d’en face, je n’ai pas un scénario ultra-défini, mais une idée assez précise des étapes par lesquelles les personnages doivent passer. L’expérience de ma vie de tous les jours vient nourrir les chapitres ou scènes de mes bandes dessinées au fur et à mesure que je dessine, mais chacune de mes histoires a sa fin programmée. En gros, je sais où je vais, mais je ne sais pas encore par quel chemin. :)

NV : Dans tous vos albums, vous abordez le quotidien sous forme de fiction. Debbie Drechsler m’écrivait à ce propos : « J’ai pris conscience que si j’écrivais une autobiographie fidèle, mes récits en pâtiraient. J’ai donc repris des éléments qui s’étaient réellement passés et j’ai construit et façonné à partir d’eux des histoires qui fonctionnaient mieux que ce que la « vérité brute » ne l’aurait fait (à mon sens) ». Partagez-vous ce sentiment ?

Vanyda : Tout à fait ! Mon but est de raconter une histoire, et mon expérience ou mes ressentis ne sont que les matériaux pour raconter ces histoires. Je me sers aussi beaucoup des choses que j’observe ou qu’on me raconte, car ma propre vie n’est pas ce que j’ai envie de raconter...

NV : Vous semblez garder une certaine distance avec l’autobiographie (et la bande dessinée alternative européenne). Est-ce une forme de méfiance face à des dérives parfois nombrilistes ?

Vanyda : Je ne sais pas si c’est une méfiance. Je dirais que c’est plus un goût. J’aime les personnages de fictions, et le rapport qu’ils peuvent induire avec les lecteurs. Je trouve fascinant la façon dont le lecteur peut s’approprier un personnage et son histoire. Le rapport qui s’établit avec un récit autobiographique est très différent. Aimer ou détester un personnage revient à aimer ou détester une « vraie » personne (la plupart du temps l’auteur lui-même, d’ailleurs). Ce n’est pas ce que je recherche.
Peut-être que j’aborderai un sujet plus (auto-)biographique si un jour je parle de l’histoire de mon père et de ma famille d’origine laotienne. Ce serait sans doute plus sous la forme d’un reportage/témoignage. Mais je ne sais pas si j’aurai le courage de m’attaquer à un tel sujet !
Sinon, je crois que mon graphisme fait que, naturellement, il y a une distance avec la « bande dessinée alternative européenne ».

NV : Vous travaillez à un rythme de quinze pages par mois, ce qui est relativement rapide par rapport à la production franco-belge. Cela a-t-il découlé naturellement de votre style ou avez-vous travaillé votre approche graphique dans une volonté de vous permettre des paginations plus conséquentes ?

Vanyda : Ce rythme de travail a découlé naturellement du style que j’ai adopté au fur et à mesure (et des délais que l’on m’impose parfois, aussi). En fait, en travaillant en parallèle sur L’Année du Dragon et L’immeuble d’en face, je me suis bien rendue compte que je me sentais plus à l’aise dans le format « petit, noir et blanc ». J’ai donc gardé ce format pour tous mes projets actuels.
Je n’aime pas rester trop longtemps sur un dessin, je préfère privilégier la narration, et sans doute que mon style graphique découle de ça. Mon envie n’est pas de dessiner, mais bien de raconter une histoire en dessins (même si j’adore dessiner, bien sûr !) Mais, même avec un dessin plus fouillé qui prendrait plus de temps, j’aurais sans doute aimé avoir ce genre de pagination (les éditeurs peut-être un peu moins).

NV : Vous avez été influencée par l’animation et la bande dessinée nippone (Asatte Dance, Next Stop...). J’ai l’impression que ce que vous avez retiré avant tout de cette rencontre tient d’une narration particulière (temporalité plus étendue, silences, plans insert). Partagez-vous ce sentiment ?

Vanyda : Bien sûr, en plus d’un certain graphisme, ce qui m’a surtout plu dans les manga, c’est leur narration particulière. La temporalité en effet plus lente que celle des classiques « 46 pages couleurs franco belge », notamment grâce à la plus grosse pagination, on peut ainsi se permettre de mettre des silences ou de faire des pages d’ambiance. J’aime aussi beaucoup leur découpage assez cinématographique.
Par contre je n’utilise pas beaucoup « l’insert », sauf occasion très particulière. Et puis je n’use pas de toutes les caractéristiques particulières de la narration manga, comme les pages éclatées sans bord de case. J’ai une mise en page beaucoup plus sage, héritée sans doute de mes lectures franco-belges... :)

NV : L’apprentissage de l’utilisation des trames vous a-t-il semblé évident ou particulièrement complexe ?

Vanyda : J’utilise les trames comme un « motif » sous Photoshop. Du coup, ça ne m’a pas semblé plus difficile que de la couleur par ordinateur, par exemple. J’ai appris sur le tas au fur et à mesure, et j’affine ma technique petit à petit.

NV : Vos originaux ne contiennent aucun contour de cases (ce qui est je crois assez unique dans la profession). Pourquoi rajoutez-vous ces contours ultérieurement ?

Vanyda : La vraie raison est qu’avec une règle et un feutre, je fais des traces partout, c’est terrible, ça bave ! De plus de cette manière, je peux re-cadrer certaines images, les agrandir ou les rétrécir sans que le bord de case ne me gène. Une fois mes dessins corrigés, je trace les contours sans user de feutre, ni en mettre partout ;)
Sinon, je ne pense quand même pas être la seule dans ce cas. Je crois que Rod (Frère d’âmes aux éditions Les Enfants Rouges) qui est à l’atelier avec moi utilise la même façon de faire.

NV : Et puis une dernière question pour satisfaire ma curiosité. Il y a, pour moi, très peu d’auteurs (aussi jeunes) capables d’une telle maturité dans le rendu des psychologies des personnages. L’un des seuls, avec vous, est Adrian Tomine. Quel est votre rapport à son œuvre ?

Vanyda : En fait je n’ai lu que Les Yeux à Vif d’Adrian Tomine, et à l’époque ça m’avait complètement chamboulée (j’étais encore aux Beaux-Arts). J’avais eu du mal à me remettre au boulot après l’avoir lu. L’autre bande dessinée qui m’avait fait le même effet à l’époque est Pourquoi je déteste Saturne [de Kyle Baker]. Je n’ai pas pu sortir une histoire valable pendant plusieurs semaines après ça.... L’histoire avec les deux sœurs m’avait beaucoup marquée, je trouvais cette histoire parfaite. Ca m’a d’abord bloquée, puis inspirée.
Sinon pour le reste, je ne sais pas quoi répondre (à part « merci » ^_^). Mais, ayant été très timide, je sais que j’ai passé un temps fou, à observer le monde autour de moi, et à essayer de comprendre comment les relations humaines fonctionnaient.

NV : Merci à vous !

[Entretien réalisé par courrier électronique entre Mars et Avril 2008 pour le carnet L’œuf ou la plume #1.]