lundi, octobre 31, 2005

Xeroxed (I): JOE MATT

XEROXED (1): entretien avec Joe Matt

1. Drawn & Quarterly

En 1990, Chris Oliveros lança la revue canadienne Drawn & Quarterly dans laquelle furent édités de jeunes artistes qui allaient s’avérer être parmi les plus grands. A l’image de la revue Raw d’Art Spiegelman, Drawn & Quarterly s’intéresse autant aux auteurs anglophones classiques (réédition d’anciens strips) et modernes (réédition de croquis de Crumb) qu’aux artistes étrangers ou canadiens de langue française. On y retrouve aujourd’hui des auteurs comme Dupuy, Berberian, Blutch, Chris Ware ou Michel Rabagliati.
Au travers des récentes anthologies Drawn & Quarterly Showcases, l'éditeur canadien offre un nouvel espace de création pour de jeunes talents dont Jeffrey Brown, Sammy Harkham, Matt Broersma, Genevieve Elverum, Nicolas Robel, Kevin Huizenga, Pentti Otsamo et Erik De Graaf.
Du côté des romans graphiques, Chris Oliveros n'a pas non plus manqué de flair. Il fit signer -entre autres- Adrian Tomine, Seth, Chester Brown, Joe Matt, Julie Doucet, James Sturm et Debbie Drechsler.
Ainsi, le catalogue de Drawn & Quarterly est devenu l’un des plus impressionnants qui soit et est traduit en français par de nombreux éditeurs. Les 400 Coups nous proposent Je ne t’ai jamais aimé et Le Playboy de Chester Brown. Les Humanoïdes Associés ont édité La vie est belle malgré tout de Seth dans leur collection Tohu-Bohu et Vertige Graphique The Fixer et Soba de Joe Sacco. On retrouve au Seuil Blonde Platine et 32 Histoires d’Adrian Tomine, Le Swing du Golem de James Sturm, Berlin, la Cité des Pierres de Jason Lutes et Palooka-Ville de Seth. Ce dernier est aussi présent chez Casterman (collection Ecritures) avec son Commis Voyageur. La Collection Ecritures reprend encore le Louis Riel de Chester Brown. Les éditions Delcourt nous livrent Les Yeux à Vif d’Adrian Tomine et Double Fond de Jason Lutes dans leur collection Contrebande. L’Association nous a déjà gratifié du Hicksville de Dylan Horrocks, de l’Affaire Madame Paul de Julie Doucet ainsi que du Summer of Love de Debbie Drechsler.
Le Poor Bastard de Joe Matt, un fidèle de la maison, a été traduit par les Humanos sous le titre de Peepshow. Le Seuil nous présente d’autres épisodes de sa série autobiographique dans Strip-tease : the cartoon diary of Joe Matt ainsi que ses souvenirs d'adolescent dans Les Kids. Cet auteur américain nous en dit un peu plus dans l’entretien qui suit…
Pour le site de Drawn & Quarterly: ici


Couverture du XEROXED #1 (copyright Joe Matt/Nicolas)


2. Entretien avec Joe Matt

Nicolas – Dans vos albums, vous mettez en scène différentes périodes de votre vie. Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder l’autobiographie en bande dessinée ?

Joe Matt – C’est à Robert Crumb, et surtout à ses carnets de croquis, que je dois l’inspiration et la motivation qui m’ont mis sur cette voie. Deux ans après l’université et alors que j’étais un illustrateur raté, j’ai commencé à dessiner de courtes séries d’esquisses autobiographiques sous la forme de strips en me basant sur ses carnets. Celles-ci évoluèrent peu à peu vers un style qui sera celui de mes premières planches. Harvey Pekar (1) et Art Spiegelman furent aussi de grandes inspirations. Le Maus (2) de Spiegelman reste en fait le sommet auquel j’aspire sans cesse.

N.– Vous avez le sentiment d’écrire un carnet au jour le jour ou concevez-vous, malgré tout, vos albums selon l’unité thématique et narrative des romans graphiques ?

Joe Matt – J’écris mes bandes dessinées numéro par numéro (3), avec seulement pour me guider un thème et l’image assez vague d’un roman graphique. J’ai tenu des carnets au jour le jour mais je les ai trouvés vraiment trop difficiles et ennuyeux pour les relire. Je les ai donc tous jetés. Mon approche est d’utiliser simplement ma mémoire lorsque j’écris et je me suis rendu compte qu’elle fonctionnait principalement au travers de l’émotion. Selon le même principe, je préfère dessiner directement de mémoire et non pas en utilisant des photographies ou des croquis d’après nature. Ce « regard de l’esprit » semble tout affiner naturellement, tout simplifier, des souvenirs jusqu’à la représentation.

N.– Avez-vous conçu Fair Weather (4) de la même manière ? Il me semble que la structure du roman graphique s’y ressent plus. Des souvenirs plus anciens demandent sans doute un travail de développement plus conséquent ?

Joe Matt – De tous les albums que j’ai réalisés, Fair Weather me semble le plus « fictionnel » car je l’ai conçu comme étant une histoire autonome. C’est pour cette raison que les éléments dramatiques ont pris le pas sur tout le reste, situation que je considère comme étant la faiblesse générale de cet album. Aujourd’hui, je déteste cette fin par trop sentimentale mais c’était le meilleur moyen de conclure prématurément cette histoire et pouvoir enfin revenir à des récits de ma vie actuelle.

N.– La couverture de Fair Weather magnifie la dernière case de l’album, la rend intemporelle par ses couleurs et sa taille. Celle de Peepshow rappelle Crumb. D’autres poursuivent le récit. Comment concevez-vous les couvertures de vos bandes dessinées ?

Joe Matt – J’envisage mes couvertures comme s’il y avait une image prédominante et unique qui pourrait incarner le « thème » (à défaut d’un mot plus adéquat) de l’album, qu’il soit un roman graphique ou un simple numéro de la série.

copyright: Joe Matt (inédit)

N.– Vous rehaussez votre Peepshow #13 de rouge. Est-ce pour rajouter un rythme visuel à cette longue discussion qui se déroule dans le café ?

Joe Matt – J’ai rajouté la couleur rouge dans mes bandes dessinées pour compenser le manque de tonalités de gris que je percevais dans mon dessin. Lorsque ces numéros seront réunis en album, je changerai la couleur rouge par une autre… une couleur moins intense.

N.– Y a-t-il des planches que vous n’éditez pas ?

Joe Matt – Vous voyez chaque planche que je dessine. Je ne garde rien pour moi. Tout l’intérêt quand je les réalise est qu’elles soient lues. A mon opinion, l’expression de soi et la communication vont de paire.

N.– Pensez-vous aux réactions de vos lecteurs lorsque vous écrivez vos albums ? Vous dites-vous parfois : « cette histoire ne les intéresse peut-être pas » ?

Joe Matt – J’essaie de ne pas penser aux lecteurs ni à leurs réactions lorsque j’écris. Je ne les oublie jamais non plus. Je tente simplement de me concentrer sur l’expression de la Bande Dessinée, sur ce que le lecteur en perçoit et non pas sur ce qui est dit dans les faits.

N.– Votre travail d’écriture est-il un exutoire à vos angoisses ou à vos frustrations ?

Joe Matt – Mon écriture est un exutoire à mes frustrations et à mes agonies… ou plutôt ces dernières nourrissent mon écriture mais elles ne résolvent rien entièrement. Je me sens momentanément mieux de les avoir exprimées mais les problèmes semblent toujours rester.

N.– Il y a une grande évolution dans vos dessins entre Peep Show et Fair Weather. Vous allez vers une épuration dans votre style graphique. Pourriez-vous expliquer ce cheminement ? Avez-vous le sentiment de retourner à l’essence de la Bande Dessinée comme Will Eisner ou Art Spiegelman ?

Joe Matt – J’ai essayé d’épurer et de simplifier mon style graphique. A nouveau, le Maus de Spiegelman marque ici son influence… au point que je dessine à échelle comme Spiegelman dans une volonté de simplifier. La taille de mes planches originales est de 15 centimètres sur 23.

N.– Risquons-nous alors de voir un Joe Matt avec une tête de souris, de chien ou de grenouille d’ici peu ?

Joe Matt – Qui sait ? Je vais très probablement poursuivre dans la voie de la simplification.

N.– Vous avez créé une relation intime avec Chester Brown et Seth. Dans quelle circonstance est-ce arrivé ? Pensez-vous que cela soit lié à une sensibilité commune ?

Joe Matt – Chester Brown, Seth et moi sommes devenus meilleurs amis assez naturellement. Cela est dû en partie au fait que nous partageons la même sensibilité et en partie pour des raisons qui restent un mystère pour moi. La dynamique de nos personnalités semble fonctionner selon une sorte d’alchimie… parfois un peu trop bien d’ailleurs… Cette alchimie est véritablement basée sur un respect mutuel et une admiration de l’oeuvre de chacun. Je ne sais pas… ce n’est pas évident à analyser. Je suis tout simplement reconnaissant de leur amitié.

N.– Votre relation avec ces deux auteurs a-t-elle une influence sur votre travail artistique ?

Joe Matt – Chester et Seth ont sans doute été les deux plus grandes influences sur mon travail après Crumb et Spiegelman. Ils sont de véritables artistes, dans tous les sens du terme… leurs systèmes de valeur, leurs capacités critiques, leurs éthiques de travail… j’ai fait de mon mieux pour leur ressembler. Mais en vérité, je me sens plus comme Ringo traînant aux côtés de John et Paul, conscient au fond qu’il ne joue pas dans la même catégorie. Quoi qu’il en soit, je pense que je ne serais pas la moitié de l’auteur de bd que je suis devenu sans leurs conseils avisés.

N.– A-t-il été difficile de trouver votre place dans les rayons au milieu de toute cette production d’albums de super-héros ?

Joe Matt – Lorsque je réalise mes bandes dessinées, je ne pense pas aux libraires spécialisées en bandes dessinées ni aux chiffres du marché des super-héros. Je tente simplement de créer des albums en espérant qu’ils seront assez bons au final pour leur assurer une place dans les librairies qu’elles soient générales ou spécialisées.

N.– Comment décririez-vous le statut de la Bande Dessinée aux Etats-Unis et au Canada ?

Joe Matt – Je pense que les Américains et les Canadiens sont assez semblables lorsque l’on en vient à leur perception de la Bande Dessinée. La plupart d’entre eux s’en désintéressent ou y sont indifférents. Leur perception reste celle des associations infantiles ou d’infériorité.

N.– Vous qui avez vécu quelques temps au Canada, pensez-vous qu’une nouvelle génération d’auteurs y émerge actuellement?

Joe Matt – Je pense que cette nouvelle génération d’auteurs, canadiens et américains, existe déjà. Ceux-ci, dont je fais partie, sont radicalement différents de leurs prédécesseurs au niveau leurs sensibilités.

N.– Je suppose que cette différence de sensibilité ne se limite pas à être attiré comme vous par des femmes très fines alors que Crumb aimait les rondeurs…

Joe Matt – Je vois la génération qui me succède comme étant plus libre, moins névrosée, moins rebelle et ayant une approche de la Bande Dessinée qui privilégie le dessin de manière bien plus importante que l’écriture.

N.– Et voyez-vous une différence de sensibilité entre les auteurs canadiens et américains ?

Joe Matt – Ici non plus, je ne vois pas une grande différence entre les deux. Même au niveau des pays, je ne vois pas de différences notables à l’exception de la politique. C’est malgré tout la même culture nord-américaine. A cette autre exception que les Canadiens souffrent d’un complexe d’infériorité collectif qui leur donnent peut-être plus de ténacité. Il y a aussi très clairement un plus grand pourcentage de personnes intelligentes au Canada mais, comme je l’ai dit, la culture se ressemble… centres commerciaux hideux, télévision infecte, consumérisme rampant, gouvernements inefficaces et stupides, etc.

N.– Mon objectif au travers des XEROXED est de faire découvrir des auteurs anglais et nord-américains. Pouvez-vous me dire lesquels vous ont intéressé durant votre enfance et ceux que vous suivez aujourd’hui?

Joe Matt – Mes auteurs de bandes dessinées préférés de tous les temps restent : Frank King, Charles Schulz et George Herriman. Après eux je classerais : Harold Gray, Chester Gould, Segar, Crane, Crockett Johnson, Barks et la liste continue (5)… Mes contemporains favoris comprennent Ben Katchor, Dan Clowes, Chris Ware, les frères Hernandez, Jim Woodring, Charles Burns, Joe Sacco et bien d’autres que j’oublie sûrement (6)… Durant mon enfance je lisais beaucoup d’Archie, Dennis the Menace, Little Lulu, Uncle Scrooge, Peanuts… mais mes goûts sont allés sur leur déclin durant mon adolescence pour se perdre dans la bande dessinée de super-héros mainstream (seul Kirby valait la peine de s’y intéresser) (7).

N.– Quel sont les auteurs européens qui ont influencé votre travail ?

Joe Matt – Pour les auteurs européens… Hergé arrive nettement en tête. J’aime et possède tous ses albums. Par contre celui que je préfère actuellement est Jason (8). Il ne cesse de s’améliorer. J’aime son dessin, sa sensibilité et son humour.

N.– Vous n’êtes pas ce qu’on pourrait appeler un auteur prolifique. C’est dû à la paresse ? Au perfectionnisme ? Aux deux ?

Joe Matt – Je suis le bâtard le plus paresseux de cette planète ! C’est un fait ! De plus, je suis un perfectionniste absolu… il y a plus de typex que d’encre sur mes planches (9). C’est un véritable cauchemar d’être moi et d’abattre ne fusse qu’un peu de travail. Je préfère lire, rouler à vélo, dormir, manger, me masturber ou rendre visite à des amis que de dessiner. Ce n’est pas seulement que je travaille lentement… je fais tout lentement ! C’est tout simplement horrible comme le temps passe vite à mes yeux. Rajoutez à ça que je suis toujours seul et misérable ! Comment des mecs s’arrangent pour garder leurs copines est une énigme pour moi. Quoi qu’il en soit, beaucoup trop de mon énergie est gaspillée à essayer d’avoir une copine ou à me transir dans la douleur de ne pas en avoir une (en d’autres termes : dans la masturbation compulsive). Telle est ma malédiction.

N.– Et pour conclure : est-ce que répondre à ces questions est une occasion pour vous de ne pas « abattre ne fusse qu’un peu de travail » ?

Joe Matt – Non, y répondre est pour moi un prétexte pour quitter ma chambre et aller à la bibliothèque (10). Je n’ai pas d’ordinateur et je n’en veux pas. Si j’en avais un, je perdrais tout mon temps dessus… et je ne sous-entends pas ici que ce serait pour aller visiter des sites pornographiques (je continue à préférer mes montages vidéos). Je resterais collé dessus à jouer aux échecs, envoyer des e-mails et visiter le site du Comics Journal. Je pense que les ordinateurs sont aussi pervers que la télévision. Ils sont débilitants par un aspect séducteur identique et je n’ai pas la force de leur résister si j’en ai dans ma chambre. Je ne crois pas que la génération actuelle soit non plus consciente de la condamnation générale de la technologie. Je n’aime pas les voitures pour les mêmes raisons. Il n’y a tout simplement pas de substitut à l’exercice physique, à la lecture d’un livre ou au fait de créer avec ses deux mains. Ce sont des choses qui sont bonnes et saines pour soi. Ceci étant dit, je regarde quand même mes vidéos quatre heures chaque jour. Mais au moins, toutes ces autres choses ne menacent pas plus mon temps libre.

3. Notes

(1) Harvey Pekar est l’auteur d’American Splendor, une série dédiée à rendre avec un maximum de réalisme la vie quotidienne aux Etats-Unis.
(2) Art Spiegelman ne se présente plus… Pour ceux qui n’auraient pas encore découvert son album Maus, n’hésitez plus ! Spiegelman y retranscrit avec génie le témoignage de son père, un survivant de la Shoah.
(3) Les bandes dessinées américaines sont principalement éditées sous forme de petits fascicules d’une trentaine de pages avant d’être réunis en romans graphiques.
(4) Fair Weather évoque l’enfance de Joe Matt dans les années ’70 et a été traduit sous le titre Les Kids aux éditions du Seuil.
(5) - Frank King (1883-1969) : auteur de Gasoline Alley, une série très populaire de strips qu’il dessina de 1918 à 1951.
- Charles Shulz (1922-1999) : auteur des Lil’l Folks mais surtout des Peanuts (les aventures de Charlie Brown, Snoopy et leurs amis).
- George Herriman (1880-1944) : auteur de Krazy Kat qui reste une référence quasi incontournable pour beaucoup d’autres artistes dont Art Spiegelman.
- Harold Gray (1894-1968) : auteur de Little Orphan Annie, une série de strips qu’il dessina avec talent durant 45 ans.
- Chester Gould (1900-1985) : auteur du fameux Dick Tracy.
- Elzie Crisler Segar (1894-1938) : auteur de Thimble Theatre, une série de strips dans laquelle Popeye vit le jour en 1929.
- Royston Campbell Crane (1901-1977) : auteur de Wash Tubbs, Captain Easy et Buz.
- « Crockett Johnson » Leisk (1906-1975) : auteur de Barnaby qui innova en intégrant un lettrage mécanique dans ses bulles.
- Carl Barks (1901-2000) : cet auteur est bien sûr le plus célèbre dessinateur de Donald Duck et d’Uncle Scrooge (Oncle Picsou). Son influence marque aussi un auteur comme Lewis Trondheim.
(6) - Ben Katchor est l’auteur du Juif de New-York, un album que l’on peut retrouver en français chez l’éditeur Frémok, et des Histoires Urbaines de Julius Knipl parues chez Casterman Ecritures.
- Daniel Clowes est l’un des auteurs majeurs de la génération américaine actuelle. On le connaît principalement pour son Ghost World (en français chez Vertige Graphic) et sa série Eightball. Il est aussi édité chez Cornélius (Comme un gant de velours pris dans la fonte, David Boring) et Rackam (Caricature).
- Chris Ware a reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 2003 pour son monumental Jimmy Corrigan (éditions Delcourt). Ses expérimentations narratives et graphiques révolutionnent le paysage actuel de la Bande Dessinée.
- Les frères Hernandez sont les auteurs de Love and Rockets (en français chez Rackham), une série qui marqua fortement toute une génération de lecteurs dans les années ’80 et au début des années ’90.
- Jim Woodring est l’auteur entre autres de Frank, un album à l’univers psychédélique édité en français par l’Association.
- Charles Burns est l’un des maîtres contemporains du noir et blanc. Ces albums à l’ambiance malsaine sont de véritables merveilles (Black Hole chez Delcourt, Big Baby et Fleur de Peau chez Cornélius).
- Joe Sacco est un auteur très particulier puisqu’il réalise des reportages journalistiques en bande dessinée. Ses Palestine (Vertige Graphics) et Gorazde (Rackham) lui valent la reconnaissance des journalistes autant que des auteurs de bd.
(7) - Archie : série de strips à grand succès crée en 1941 par Bob Montana.
- Dennis the Menace : série américaine créée en 1951 par Hank Ketcham et connue chez nous sous le nom de Dennis la Malice.
- Little Lulu : série créée en 1935 par Marge Henderson.
- Jack Kirby (1917-1994) : ce monstre sacré de la Bande Dessinée américaine a co-créé Captain America (1941) et les Fantastic Four (1961). Il est aussi l’auteur de New Gods, The Forever People et Mister Miracle dans lesquels on peut admirer tout son génie graphique.
(8) Jason est bien entendu cet auteur norvégien que vous avez déjà eu l’occasion de rencontrer à la Bulle d’Or lors de deux séances de dédicaces. Ses albums (Attends, Chhht !, Dis-moi quelque chose, Le Char de Fer) jouissent d’une reconnaissance critique importante et sont édités en français par l’éditeur suisse Atrabile. Chez Carabas, on retrouve son prermier album couleur: Je vais te montrer quelque chose.
(9) De fait, il y a même du typex sur la lettre qu’il m’a envoyée…
(10) Joe Matt m’a envoyé une partie de ses réponses depuis l’ordinateur d’une bibliothèque publique.

(Entretien avec Joe Matt réalisé mi-décembre 2003 par lettres et courrier électronique. Traduit de l’anglais. Publié dans le XEROXED #1 en janvier 2004 accompagné de 12 illustrations inédites. Ce carnet était offert à l'achat d'un album de Joe Matt. Copyright Joe Matt/Nicolas Verstappen)

jeudi, octobre 27, 2005

Tintin back in America (I): R. SALA/J. KOCHALKA

TINTIN BACK IN AMERICA (I): R. Sala/J. Kochalka

Enfant, j'aimais les albums de Tintin parce que c'étaient ceux de mon père. L'épais papier jauni et mat, l'odeur de vieux livre qui en émane quand on les ouvre, les fils rouges qui s'échappent du dos toilé usé. J'aimais ces aventures fabuleuses, cette galerie de personnages uniques qui faisaient un peu partie de ma famille.
Et comme je me suis souvent disputé avec mon petit frère et ma petite soeur, je me suis souvent disputé avec Tintin.
Je suppose que c'est une étape des plus normales, une crise d'adolescence dans ma découverte de la Bande Dessinée. Il faut un jour reprocher à Tintin tout un tas de choses parce qu'on passe par la lutte des Modernes contre les Anciens, par snobisme intellectuel, parce que c'est comme ça, pour quelques bonnes raisons parfois.
Et puis, après avoir bien lu les "Modernes", on se rend compte que Tintin est toujours là. Jason me parlait de l'influence d'Hergé sur son oeuvre dans notre entretien du Totem. Une apparition dans un Julie Doucet, un clin d'oeil de Charles Burns, mentionné par Dylan Horrocks, Joe Matt, Chester Brown ou encore James Kochalka. Toujours là dans ma bibliothèque aussi. Parce que ce sont les albums de mon père. Parce que je les aime bien... malgré tout. Une famille, ça ne se renie pas comme ça.
Alors j'ai voulu savoir pourquoi les autres aimaient les aventures de ce jeune reporter belge et surtout ces auteurs alternatifs américains qui le citent si souvent. Je remercie James Kochalka et Richard Sala d'avoir accepté de répondre à mes questions.

1. Richard Sala

Richard Sala est l'auteur de nombreux récits fantastiques où se mêlent l'humour et l'horreur. On retrouve chez l'éditeur alternatif américain Fantagraphics sa série Evil Eye (Peculia), l'anthologie Maniac Killer Strikes Again et le roman graphique Mad Night. Il a participé à RAW, l'anthologie culte dirigée par Art Spiegelman et Françoise Mouly. Il travaille aussi dans l'illustration (The New York Times) et a participé à une série d'animation (MTV). Son site internet: Richard Sala

Nicolas - Vous souvenez-vous de votre premier contact avec l’oeuvre d’Hergé?

Copyright: Richard Sala/Fantagraphics

Richard Sala – Je devais avoir huit ou neuf ans. Ma famille parcourait l’Illinois en quête d’antiquités. Nous sommes entrés dans une boutique de seconde main et j’y ai découvert mon premier album de Tintin. C’était le Secret de La Licorne en édition cartonnée.

N.- Quel souvenir gardez-vous de cette première ‘rencontre’?

Richard Sala – C’était entièrement différent de toutes les bandes dessinées que j’avais pu voir jusque-là. De toute évidence, c’était bien plus «subtil» que les habituels comics de super-héros ou d’humour produits pour les enfants américains. Ca n’insultait pas l’intelligence du lecteur. Ca m’a même paru très «adulte» à l’époque !
J’étais véritablement tombé amoureux de cet album et je pouvais parcourir longuement la liste des autres titres répertoriés en quatrième de couverture. Il me semblait totalement improbable que je puisse en dénicher un autre ! Mais quelques temps plus tard, j’en ai trouvés dans une petite librairie de Wheaton en Illinois. Je n’en revenais pas!

N.- Quel est votre album préféré?

Richard Sala – Le récit combiné du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge est sans doute mon préféré (si je devais n’en choisir qu’un).

N.- Et comme personnage ?

Richard Sala – Le capitaine Haddock !

N.- Avez-vous lu les albums de Tintin dans leurs versions anciennes (premières éditions en noir et blanc/couleurs) ?

Richard Sala – J’achète les réimpressions de ces albums lorsque je parviens à les trouver. C’est fascinant de lire ces premières versions.

N.- D’autres classiques de la Bande Dessinée européenne vous ont-ils aussi attiré (comme Astérix, Les Schtroumpfs, Lucky Luke…)?

Richard Sala – J’ai essayé mais rien n’a jamais égalé mon affection pour les extraordinaires aventures de Tintin.

N.- Quelles sont pour vous les qualités les plus impressionnantes de l’œuvre d’Hergé ?

Richard Sala - Ses personnages! Quelle équipe! J’étais toujours si heureux quand un vieux personnage réapparaissait. Et j’adorais comment, en plein milieu d’une aventure, Dupont et Dupond débarquaient vêtus d’un déguisement ! Il m’arrivait de contempler pendant heures les portraits encadrés des personnages dans les pages de garde des versions cartonnées. Cela a pris des années avant que tous les albums de Tintin soient finalement disponibles aux Etats-Unis et que je puisse enfin faire correspondre tous les personnages avec les albums !

N.- Pensez-vous qu’il y ait une influence directe d’Hergé sur votre propre travail ?

Richard Sala – Oui. Ce n’est pas quelque chose d’évident au premier abord mais plusieurs lecteurs et critiques ont remarqué de petites touches qui leur rappelaient Hergé. Je ne le fais pas à dessein. Il se trouve simplement que l’incroyable maîtrise de la narration d’Hergé est devenue une partie intégrante de mon propre vocabulaire narratif.

(entretien avec Richard Sala réalisé en 2005 via courrier électronique - copyright Richard Sala/Nicolas Verstappen)

2. James Kochalka

James Kochalka est un auteur prolifique. Il aborde la Bande Dessinée comme un vaste terrain de jeu au travers de l'autobiographie (Sketchbook Diaries) , de réflexions sur les comix (Conversations), d'albums où se mêlent action et aventure (Monkey Versus Robot) ou de récits de super-héros (Super F*ckers). Ego comme X a déjà publié son roman graphique Kissers en français et prépare la sortie de son American Elf. Un carnet d'entretien Xeroxed sera édité à l'occasion da la parution de cet ouvrage. James Kochalka est aussi le leader d'un groupe de rock. Son site: James Kochalka

copyright: James Kochalka/Top Shelf

Nicolas – Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’œuvre d’Hergé ?

James Kochalka – Oui. Mon père était rédacteur en chef d’un journal et l’éditeur américain de Tintin lui avait envoyé des copies de presse de l’album. Mon père me donna Le Trésor de Rackham le Rouge. Je l’ai adoré mais je me suis plaint du fait qu’il s’agissait de la seconde partie d’un récit qui en comportait deux. Il est monté et est redescendu avec la première partie ainsi que le Sceptre d’Ottokar, le Crabe aux Pinces d’Or et deux autres albums si ma mémoire est bonne. Ce fut un jour merveilleux. J’étais passé en une journée d’une ignorance totale de Tintin à une immersion complète dans son univers.

N. – Quel élément vous frappa le plus à l’époque ?

James Kochalka – J’étais fasciné par la précision avec laquelle ces récits étaient dessinés.

N.- Quel est votre album préféré?

James Kochalka - Le Sceptre d'Ottokar était mon favori. Aujourd'hui, ça n'a plus vraiment d'importance. Je les apprécie tous.

N.- Et votre personnage préféré?

James Kochalka - Milou. Il n'aboie pas de la même manière que les chiens américains.

N.- Avez-vous lu d'autres oeuvres d'Hergé?

James Kochalka - Adulte, j'ai lu trois albums de Jo et Zette. Ils ne m'ont pas laissé une forte impression. Je pense qu'une partie de l'attrait de Tintin tient de la nostalgie. En tant qu'adulte, j'apprécie d'autant plus un album pour enfants s'il évoque quelque chose lié à mon enfance.

N.- Appréciez-vous d'autres classiques de la Bande Dessinée européenne?

James Kochalka - Astérix était l'une des mes séries favorites lorsque j'étais enfant. J'ai commencé à acheter les albums bien avant qu'ils ne soient disponibles en anglais. Mon père m'emmenait à la librairie de l'Université de Dartmouth et je choisissais quelques albums de l'édition française. Je parvenais malgré tout à comprendre une bonne partie des histoires.
L'autre classique européen que j'adorais était les livres des Moomintroll. Pas les bandes dessinées mais les romans.
J'ai aussi découvert les Schtroumpfs mais au travers des jouets. Je les aimais beaucoup et lorsque les adaptations en dessins animés sont apparues, je les ai beaucoup aimées aussi. Je m'amuse encore beaucoup avec le jeu vidéo des Schtroumpfs sur mon vieil Atari. Pour autant que je sache, les albums originaux n'ont jamais été publiés aux Etats-Unis. J'aimerais pouvoir les découvrir.

N.- Quelle est pour vous la plus grande qualité du travail d'Hergé?

James Kochalka - Oh, je n'ai pas très envie de le disséquer ainsi. Je préfère apprécier Hergé comme un tout, sans avoir à le couper en morceaux comme pour une autopsie!

N.- Pensez-vous qu'il ait eu une influence directe sur votre travail?

James Kochalka - Lorsque j'essaie de créer un petit monde pour y faire exister mes personnages, je pense souvent à la façon dont il assemble son petit univers. Je désire créer un monde vivant et coloré comme le monde d'Hergé peut sembler vivant et coloré. Je ne veux pas que mon univers ressemble au sien, je désire simplement qu'il attise l'imagination de la même manière.

(Entretien avec James Kochalka réalisé en 2005 via courrier électronique - copyright James Kochalka/Nicolas Verstappen)

dimanche, octobre 23, 2005

Totem (I): FABIO

TOTEM (I): entretien avec Fabio (Viscogliosi)

Dans le cadre du Totem, je me consacre à l'étude particulière des personnages thérianthropes, c'est-à-dire ayant une forme humaine mais un visage animalier comme le Minotaure, les personnages de Donjon ou de Maus. Ces personnages se déplacent donc sur deux jambes et non sur quatre pattes; ils portent généralement des vêtements (à ne pas confondre donc avec le caniche accoutré d'un anorak par ma voisine et qui se déplace à quatre pattes ou en sac à main)... Pour une analyse plus globale de la Bande Dessinée animalière, il existe l'ouvrage Animaux en Cases dirigé par Thierry Groensteen (Futuropolis - 1987).
L'idée de cette réflexion m'est venue après la lecture du Maus de Spiegelman et du problème posé par l'utilisation de personnages thérianthropes dans ce roman graphique. En effet, cette utilisation a créé une forme de confusion dans l'esprit de nombreux lecteurs. Les personnages animaliers sont souvent associés à la fable (cf. Roman de Renard) et pour beaucoup Maus était donc forcément une fiction (au point que l'album se retrouva un jour en compétition dans cette catégorie). Aujourd'hui encore, j'entends souvent des clients de passage résumer l'album à leurs amis en disant: "c'est l'histoire incroyable de souris poursuivies par des chats nazis". Et moi qui croyais que c'était l'histoire du père d'Art Spiegelman!
L'utilisation de personnages animaliers permet une plus grande identification mais pose aussi un certain nombre de limites. Dans Maus, cette limitation tient particulièrement de la représentation des nationalités. Les Allemands (nazis ou pas) sont des chats mais tous les Allemands ne sont pas forcément les "prédateurs" des Juifs/souris. Et que dire des Juifs allemands qui sont représentés comme des souris même s'ils se sentaient très certainement allemands? Il y a une perte de nuance dans ce système. Spiegelman veut présenter les Français sous l'apparence de grenouilles à cause de siècles d'anti-sémitisme et de l'affaire Dreyfus. Il y a eu des Français dans la Résistance tout comme des Polonais. Ces derniers méritent-ils d'être tous dépeints comme des cochons? Mon intérêt pour ce sujet m'a donc poussé à en savoir plus sur les personnages thérianthropes en Bande Dessinée. Je publie ici mon entretien avec Fabio qui est centré sur ce thème.
Fabio est l'auteur de nombreux albums parus au Seuil (Dans l'Espace, Le Pacha avec Blutch, L'Oeil du Chat, Morte Saison pour les Poisson, Du Plomb dans l'Aile), chez Cornélius (Roulette, La Basse-Cour) et à l'Association (Au Coeur du Monde). Il est aussi auteur, compositeur et interprète (Spazio).

Copyright: Fabio/L'Association

Nicolas - A quand remontent vos premiers travaux reprenant des personnages à visages animaliers ?

Fabio - Je dessine des personnages animaliers depuis mon enfance, époque où je m'évertuais à copier les personnages de Disney. Assez vite je me suis aperçu que c'était ce qui me convenait le mieux, et me permettait de fuir le naturalisme et me rapprocher du burlesque, pantomime, théâtre d'ombre, comme si les personnages portaient des masques.

N. - Y a-t-il un rapport à établir entre vos histoires muettes du "Chat Noir" et les histoires sans paroles du journal "Le Chat Noir" (1882-1895) ?

Fabio - Non, c'est un hasard, peut-être heureux... l'idée de ce personnage était de créer un chat, noir donc, qui ne porte malheur qu'à lui-même : l'illumination à travers l'échec, une manière de chemin de croix, mais sans morale.

N. - A-t-il été difficile de faire accepter vos projets animaliers auprès des éditeurs (Seuil, L'Association, Cornélius,...)? Votre alph-art coup de coeur vous a-t-il aidé dans ce sens ?

Fabio - Oui et non. Dans les années 80 (on remonte le temps) les éditeurs d'alors ne voulaient pas éditer de bandes muettes, noir et blanc, petits formats (je ne pense pas que le problème était les personnages animaliers) (si tout le monde avait été impressionné par Maus, il apparaissait encore comme une exception). A cette époque j'ai rencontré les gens qui devaient créer l'Association dans le fanzine Réciproquement… Lorsqu'ils ont lancé l'Association, ils m'ont proposé de me publier et j'ai dessiné la patte de mouche Au coeur du monde en 1991. Par la suite le Seuil m'a ouvert sa porte (!) et j'ai eu toute la liberté de faire ce que je voulais, également parce qu'il ne s'agissait pas d'un éditeur "classique" de bande dessinée, ce qui m'intéressait.

N. - Jason m'a dit avoir été influencé par la manière dont Lewis Trondheim et vous mettez en scène les personnages animaliers. Avez-vous subi de telles influences ?

Fabio - Mes influences animalières ne viennent pas nécessairement de la bande dessinée. En vrac : le Pinocchio adapté au cinéma par Comencini, le roman de renard, Saul Steinberg et dans la bande dessinée : Copi, Schulz, Disney / Barks...

N. - Le Chat Noir est un personnage qui est continuellement sur la voie de l'initiation. Tout son charme (pour moi) c'est qu'il semble ne jamais apprendre ou qu'il apprend mais toujours trop tard. Cette figure de l'initiation est importante pour vous ?

Fabio - Certainement, même si cela est un peu démodé. L'initiation décalée, toujours avec un temps de retard (on revient à Pinocchio). J'ai du mal à imaginer un livre autrement que comme un parcours, et donc une initiation. Mais jamais moralisatrice. J'essaie de mettre en évidence des paradoxes et des contradictions.

N. - Le Chat Noir est une sorte de signe à l'état pur, presque une calligraphie (il me fait penser aux dessins que Franquin réalisait à partir de ses signatures). A quoi tient cette simplification, à une volonté d'identification ?

Fabio - Au départ mon idée était de faire du dessin un signe et de l'écriture un dessin. Cela m'a amené à des partis pris radicaux, par exemple enlever la perspective, ne pas utiliser la case comme un cube en 3 dimensions, mais plutôt utiliser les bandes comme des lignes d'écriture; d'où le mutisme des personnages qui s'expriment d'abord avec leur corps : signes, silhouettes et réactions en cascades.

Copyright: Fabio/Cornélius

N. - Pour quelle raison Roulette n'est-elle pas aussi épurée ?

Fabio - Roulette est une bande dessinée pastorale (1). Après mes années radicales, j'avais envie d'un dessin plus en nuance qui me fasse sentir le vent dans les arbres et les regards dérobés.

N. - Par contre, Roulette et le Chat Noir sont tous deux taciturnes. Pourquoi ce mutisme chez vos personnages principaux ?

Fabio - Je m'en suis aperçu au fil du temps. Il y aurait beaucoup à dire sur le mutisme (deux de mes modèles, Buster Keaton et Harpo Marx ne parlent pas beaucoup), disons que je préfère ce qui est suggéré, et puis ce sont des personnages qui cherchent leur place dans le monde, dans le paysage, ils n'ont pas encore tous les outils pour s'exprimer. D'une manière générale, je n'aime pas ce qui est bavard, y compris dans les romans ou la musique.

N. - La séquence du rêve dans le deuxième numéro de Roulette est inspirée d'un des vôtres ou est-elle écrite spécifiquement pour le personnage ?

Fabio - La séquence est intitulée Rêve, mais il s'agit plus d'un fantasme. J'ai toujours été fasciné par les histoires où les personnages se dédoublent et avec eux le sens de l'histoire. Les rêveries et les fantasmes sont le moteur de la plupart de mes histoires.

N. - Chez David B. et Zograf, ce rapport entre rêves et personnages animaliers est aussi présent. Pensez-vous que ce type de personnages ait une place primordiale dans notre inconscient ?

Fabio - Pour ma part, je ne crois pas que ce soit les personnages mais plutôt les idées et les comportements qu'ils véhiculent. J'aime imaginer mes personnages comme des sensations.

N. - Le jeu avec des visages animaliers permet de très beaux effets comme la séquence au coin du feu dans le Roulette numéro 2 (inversion des têtes de canard et de lapin). Pensez-vous que vous seriez arrivé à ce genre d'effets si vos personnages avaient été de simples humains ? A quel point, ces figures animalières influent-elles sur votre récit ?

Fabio - Au fil du temps, j'ai constitué une galerie de personnages que j'utilise comme des acteurs provoquant à leur tour des histoires ou des actions. Chaque personnage possède un masque, une expression, qui oriente ses réactions et me suggère des idées d'histoires. Mais je pense que les personnages de bande dessinée qui "fonctionnent", ont l'air de porter des masques: qui de Charly Brown ou Snoopy est l'humain ou l'animal. Une de mes séquences préférées des Peanuts est celle où Charly Brown porte un sac en papier sur la tête avec deux trous pour les yeux, comme le faisait souvent Steinberg lorsqu'il était photographié.

N. - Dans les Roulette, le personnage du renard est assez fourbe. Choisissez-vous les animaux en fonction de leur caractère ?

Fabio - Non, d'une histoire à l'autre ils peuvent avoir un caractère différent, j'essaie d'éviter les à priori que l'on a sur tel ou tel animal. J'avais dessiné une histoire intitulée Fiasco (2) dans laquelle un renard est naïf et paumé. J'aime aussi que les personnages aient un côté hybride et ne soient pas clairement identifiables.

N. - Les personnages humains ne sont pas exclus de l'univers du "Chat Noir". Est-ce pour éviter toute forme de cloisonnement, de restriction ?

Fabio - Dans l'Oeil du Chat (3), j'ai en effet utilisé deux personnages humains, mais comme le faisait remarquer Luigi Malerba, il s'agit plus d'archétypes que de personnages réalistes. je n'y aurais plus recours aujourd'hui. En revanche, j'ai l'impression que le corps de mes personnages s'humanise de plus en plus...

N. - Les personnages animaliers ne vous permettent-ils pas d'imposer une autre temporalité ? Le lecteur n'a pas les mêmes attentes face à un univers qui se présente en décalage.

Fabio - En effet

N. - Dans Le Pacha (4), avez-vous laissé carte blanche à Blutch pour les illustrations ou avez-vous participé à leur élaboration ? L'apparition de Donald Duck est-elle à mettre à votre compte ?

Fabio - Nous avons essayé de faire en sorte que les dessins ne soient pas des illustrations, mais prolongent le texte. Une des volontés était justement que le Pacha ne soit pas clairement identifiable, tantôt ours, tantôt humain, tantôt solide, tantôt gazeux... le Pacha était une idée, une sensation, un fantôme. Après coup on peut voir tout le projet comme une réflexion sur l'idée de personnage et sa possible représentation. Pour répondre à la question, je ne me souviens plus qui de nous deux a eu l'idée du Donald... souvent je lui suggérais une idée de dessin qu'il reprenait et amenait plus loin, ou ailleurs, ce qui créait des décalages intéressants.

N. - Quels sont vos projets d'albums... un Roulette n°3 peut-être ?

Fabio - Un cahier dessiné sur les mirages, au Seuil et puis une sorte de roman sur un personnage esclave, muet et ressemblant lointainement à un renard. Il y a aussi un projet de livre qui traîne depuis quelques temps à l'Association. Concernant Roulette, j'aimerais beaucoup poursuivre et publier un recueil plus important, mais je manque de temps...

(1) Ed. Cornélius, 1998 pour le n°1 et 1999 pour le n°2. Collection Paul. Morte Saison pour les Poissons marque bien la transition de style.
(2) Fiasco in : Lapin n°18, janvier 1998, L’Association.
(3) Ed. du Seuil, 1995.
(4) Ed. du Seuil, 1999.

(Entretien réalisé avec Fabio en septembre 2002 via courrier électronique - copyright Fabio/Nicolas)

jeudi, octobre 20, 2005

Correspondances (I): PAULINE MARTIN

CORRESPONDANCES (I): entretien avec Pauline Martin

Pauline Martin m'a fait le plaisir de répondre à quelques questions pour le site internet de la Bulle d'Or. Ce site se faisant de plus en plus désiré, j'ai décidé de publier l'entretien sur ce blog. Pour ceux qui ne connaissent pas encore le travail de Pauline, elle a publié La Boîte et La Meilleure du Monde chez Ego Comme X et Léonora chez Denoël Graphic. Ce dernier album était l'une des meilleures surprises de l'année 2004. Le scénario de David B m'a très agréablement surpris car on peut ressentir qu'il a été écrit pour correspondre au mieux à l'univers graphique de Pauline Martin sans rien perdre de sa substance.
Un grand merci à Pauline pour ses réponses et à Loïc Néhou pour sa disponibilité. Bonne lecture.

copyright: P. Martin/Denoël

Nicolas – Vous abandonnez des études de Médecine pour suivre celles des Arts Appliqués. Etait-ce déjà avec l'idée de faire de la Bande Dessinée ou étiez-vous intéressée par le graphisme et le dessin en général?

Pauline Martin – Non en fait quand j'ai abandonné la médecine et même au lycée je ne dessinais plus du tout (je dis plus du tout par ce que je dessinais beaucoup quand j'étais petite). Le monde du graphisme et le la BD m'étaient totalement étrangers (à part Agrippine et Reiser). Quand je pense que j'étais au lycée à 2 rues de la librairie "un regard moderne" sans en connaître l'existence j'ai un peu honte, mais c'est ainsi. À l'époque je faisais du modelage d'après modèle vivant et c'est ça qui m'a décidé à faire une école d'art appliqué. Enfin j'ai d'abord fait une classe de "prépa artistique" avant de renter dans mon école de graphisme. Et quand je suis rentrée dans cette école, je voulais faire du "dessin de presse" ou de l'illustration.

N. – Qu 'est-ce qui vous a orienté vers la Bande Dessinée ? Votre rencontre avec Killoffer, Dupuy et Berberian ?

Pauline Martin – Ce qui m'a orienté vers la bande dessinée ce sont les encouragements d'un de mes prof, Toffe, qui est artiste-graphiste, c'était notre prof de "dessin expérimental". Son cours était vraiment intéressant même si je ne comprenais pas tout, par ce que c'était très dense et très conceptuel. C'est grâce à lui que mes premiers strips on été publié dans le journal STRIPS dont le DA était Placid. En fait il m'a fait découvrir le dessin "underground" avec Garry Panter et "Jimbo" entre autre. En découvrant ces dessinateurs, ça a été pour moi comme une "autorisation" de dessiner. Je me suis dit que la BD supportait tous les styles de dessin et donc que c'était possible, et puis j'avais envie de dire des choses, de raconter, je ne sais pas quoi mais l'envie était là. La rencontre avec Dupuy-Berberian et Killoffer l'année suivante m'a permis de continuer à travailler tout ça.

N. – Je n'ai pas réussi à me procurer les revues Strips auxquelles vous avez participé en 1996 et qui contiennent vos premières planches. Quel type de récit y avez-vous abordé? L'autobiographie? La fiction?

Pauline Martin – Ah ah, mes premiers strips c'est quelque chose ! En fait c'était une série de strips donc, qui finissaient tous par les mots "dans le noir" et on voyait un petit personnage dans une case entièrement noire faire différentes choses comme : "anniversaire dans le noir", "recousage de soi dans le noir", "faire un mécano avec des ailes de poulet dans le noir"... c'est un truc assez bizarre en fait, il n'y a pas de récit c'est juste une accumulation d'action "dans le noir" y'en a un quarantaine comme ça.

N. – En 1999, vous dessinez un récit pour le Comix 2000 ainsi que La Boîte (en toute fin d'année). Comment s'est déroulé votre contact avec l'Association et Ego Comme X?

Pauline Martin – Pour le Comix 2000, j'ai envoyé mes planches à l'Asso et ils m'ont dit ok. Pour La Boîte, je leur ai proposé, ça les intéressaient un peu mais ils voulaient que je refasse des planches, que je transforme le récit. Je m'en sentais incapable, je n'avais pas du tout envie de me replonger dans cette histoire et de la transformer. Je ne pouvais qu'en rester à cette forme assez " brute" et spontanée. Puis des rencontres que j'ai faites m'ont permis d'entrer en contact avec Loïc Néhou qui a tout de suite voulu publier La Boîte tel quel, il a juste fallu que je refasse le lettrage pour que ça soit un peu plus lisible.

N. – À la fin de Léonora, on peut lire que vous avez pris conscience « des limites de la fiction narcissique ». La Boîte est une autofiction plus qu'une autobiographie ? Comment vous êtes-vous placée face à la fidélité des faits?

Pauline Martin – En fait La Boîte est vraiment une autobiographie, il y a juste quelques détails que je n'ai pas mis. Mais quand je l'ai dessiné j'essayais de me souvenir le plus exactement possible de ce qui c'était passé, de ce que j'avais ressenti ou rêvé pour le mettre en bande dessinée. Tous ça c'est fait de manière très instinctive. Le terme de "fiction narcissique" m'énerve un peu par ce qu'il est un peu méprisant pour ce "genre". C'est vrai qu'avant le faire Léonora je n'étais plus satisfaite de mes BD en cours, je me "saoulais" moi-même avec ses histoires, les mêmes cadrages, les même situations, je voulais passer à autre choses, dessiner d'autre choses. C'est dans ce sens là que je me sentais limitée.

N.La Boîte est réalisé en noir & blanc, La Meilleure du Monde introduit la bichromie et Léonora un jeu avec deux verts différents. Comment envisagez-vous ce rapport à l'évolution de la couleur dans vos albums?

Pauline Martin – En fait Léonora c'est aussi de la bichromie, c'est juste qu'il y a plus de nuances. Pour l'instant la bichro ça me convient, j'ai essayé sur Léonora de mettre quelques pages en couleurs quadri, mais ça ne me plaisait pas. Je travaille actuellement sur un projet de BD pour enfant et là je supprime tous les "petits traits", à ce moment là, la mise en couleur quadri passe mieux, mais il faut que je la travaille beaucoup pour que ça soit joli. Enfin je veux dire que le travail de la couleur me prend beaucoup de temps et me fait un peu peur aussi. La couleur pour moi c'est encore un chantier à venir, mais un énorme chantier ! Alors je prends mon temps.

N. – Votre travail sur la couleur est déjà très réussi dans le « Beaux Arts Magazine hors série ». Vous avez profité de ces deux planches comme d'une sorte de terrain d'expérimentation ?

Pauline Martin – Oui en fait j'ai essayé de faire en BD ce que je faisais déjà pour des images uniques (qui sont sur le site d'ego comme x dans la galerie). Mais c'est très long, il faudrait que je trouve une autre méthode qui rende à peu près la même chose, ou que je pratique plus.

N. – Dans un entretien de Didier Pasamonik, vous signalez que vous aviez envie de "désapprendre à dessiner pour créer un style plus carré"(au travers de Léonora). Plus "carré" dans quel sens?

Pauline Martin – À vrai dire je ne me souviens absolument pas avoir dit ça, par contre je reconnais que j'avais envie de progresser en dessin, par ce que je me sentais limitée, et encore maintenant d'ailleurs.

N. – Comment s'est mise en place votre collaboration avec David B.? Est-elle le fruit d'une longue complicité, d'une rencontre inattendue?

Pauline Martin – Je connaissais David depuis quelques temps, mais sans être très intime avec lui. Un soir à un festival d'Angoulême je lui ai demandé de m'écrire une histoire, il m'a demandé quel genre d'histoire j'aimerais et je lui ai dit que je voulais faire un truc à l'opposé de ce que j’avais fait avant, j'avais envie de dessiner une aventure avec des bagarres et tout et tout. On s'est dit que le Moyen-Âge irait bien avec mon style et c'est comme ça que la graine a été plantée. Ensuite ça a mis pas mal de temps à se mettre en place mais quand j'ai eu les premières pages du scénario j'ai trouvé ça génial.Ensuite j'ai beaucoup travaillé, j'ai fais et refais les premières planches pas mal de fois, j'ai appris beaucoup de chose en travaillant avec David.
Il est à la fois très exigeant et très généreux.

(entretien réalisé par courrier électronique entre février 2005 et juin 2005 - copyright Pauline Martin/Nicolas Verstappen)

A bientôt

mercredi, octobre 19, 2005

"V POUR VENDETTA" d'Alan Moore et David Lloyd


Copyright: DC Comics-Moore/Lloyd

"V pour Vendetta" d'Alan Moore et David Lloyd
Version française: Panini Comics - Version originale: DC Comics (Coll. Vertigo)

Lorsque Alan Moore et David Lloyd ont débuté leur travail sur V for Vendetta en 1982, ils étaient tous deux animés par le désir de produire une œuvre adulte, politique mais qui pourrait surtout attirer un lectorat jusque-là réticent à la Bande Dessinée. David Lloyd nous offre donc une mise en scène fluide de type cinématographique (dépourvue de toute onomatopée) où les phylactères sont intégrés au dessin afin de ne pas altérer le rythme du récit et l’esthétique de ses compositions. De son côté, Alan Moore travaille des dialogues d’une grande qualité littéraire mais surtout un scénario possédant de nombreux niveaux de lecture. Le résultat de la rencontre de ces auteurs talentueux est donc une œuvre forte et qui brille par l’intelligence de son propos. Car ce qui reste à mon sens la plus grande qualité de cet album est bien l’engagement politique des deux auteurs face à la montée du Thatchérisme en Angleterre. Craignant une forte répression du parti dirigé par la Dame de Fer, Moore et Lloyd imaginent la Grande-Bretagne frappée par un totalitarisme des plus terrifiants dans un futur proche. V, leur personnage principal, se lance donc dans une vague d’attentats visant à faire s’effondrer le pouvoir en place et à réveiller les consciences endormies au sein d’une population opprimée. La profondeur psychologique de ce personnage et de la jeune femme qui le rejoint dans sa quête est un véritable aboutissement encore rarement égalé à ce jour. V pour Vendetta reste donc un incontournable du 9ième Art que je ne saurais que conseiller à tous les amateurs de thrillers psychologiques.

Nicolas

lundi, octobre 17, 2005

Xeroxed ?

C'est en découvrant le 32 Stories d'Adrian Tomine paru chez Drawn & Quarterly que j'ai eu l'envie de me lancer dans l'édition de livrets photocopiés consacrés à la Bande Dessinée (même si mes copains de secondaire se souviendront certainement de quelques fanzines dont l'un était déjà consacré aux mangas). N'étant pas un dessinateur naturellement doué, je me suis vite rendu compte qu'il faudrait me résoudre à y parler du 9ième Art plutôt que d'infliger à mes (hypothétiques) lecteurs quelques "mickeys" mals foutus.
En décembre 2003, j'édite le Golden Chronicles #0 pour la Bulle d'Or, une librairie spécialisée en bandes dessinées située à Bruxelles. J'y annonce la publication régulière de chroniques consacrées à la Bande Dessinée américaine et anglaise (mainstream et alternative). La parution des Golden Chronicles sera bien entendu de moins en moins régulière pour s'interrompre au sixième numéro. La formule de la page A3 photocopiée est remplacée par les carnets Xeroxed qui sont dédiés à des entretiens avec des auteurs alternatifs anglophones (carnets parfois illustrés). L'ami June a réuni quelques couvertures sur son blog (merci June !!!).


On y retrouve Joe Matt, Craig Thompson, Debbie Drechsler, Chester Brown, Adrian Tomine, David Lloyd et Dave Cooper. Ces carnets, offerts à l'achat d'un album de l'auteur concerné, sont pour la plupart épuisés. Ce modeste blog reprendra de larges extraits de ces entretiens ainsi que de nouvelles chroniques sur la Bande Dessinée (et de nouveaux entretiens).

J'aimerais aussi pousser un peu plus loin la réflexion qui avait été initiée dans le recueil Totem que j'avais publié début 2004. On y retrouvait des entretiens avec Fabio, Aleksandar Zograf, Joann Sfar et Jason consacrés à l'utilisation des personnages animaliers en Bande Dessinée. Leurs approches différentes mais complémentaires méritent qu'on s'y attarde un peu plus longtemps.

Bref, le débat est ouvert et vos avis sont les bienvenus.