jeudi, juillet 20, 2006

Xeroxed (IV): Debbie DRECHSLER

Daddy's Girl est un chef d'oeuvre méconnu du Neuvième Art. Jettez-vous dessus si vous en avez l'occasion. J'espère que le sujet qui suit vous convaincra de découvrir cet incontournable. L'essai de Richard Sala et la chronique de Fred devraient y parvenir sans peine.
Un grand merci à Debbie Drechsler, Richard Sala et JC Menu!

1. Biographie de Debbie DRECHSLER

Autoportrait de Debbie Drechsler (© Drechsler)

Née en 1953 aux Etats-Unis, Debbie Drechsler est attirée très tôt par le dessin et principalement par l’illustration. Si la Bande Dessinée de super-héros l’intéresse durant son adolescence, elle ne prêtera plus attention à ce médium pendant de nombreuses années. C’est en découvrant un numéro de la revue féministe Wimmin’s Comix que la Bande Dessinée refait apparition dans sa vie.
Après des études aux Beaux Arts, dans le design graphique et l’imprimerie, Debbie Drechsler décroche de nombreux postes d’illustratrice. Sa rencontre avec le dessinateur Richard Sala la mènera à renouer plus concrètement avec le 9ème Art. Ses strips seront remarqués par l’éditeur alternatif américain Fantagraphics Books (1) qui les réunira dans un album baptisé Daddy’s Girl (1996). Malgré l’accueil unanime de la critique face à cet ouvrage bouleversant, Debbie Drechsler poursuit son travail artistique avec beaucoup de discrétion. The Summer of Love, la compilation de sa mini-série Nowhere, révèle à nouveau son indiscutable talent. Daddy's Girl et The Summer of Love ont été édités en français par l'Association.

Le site de Debbie Drechsler : www.debdrex.com
Ses illustrations : Laughing Stock

(1) Fantagraphics Books (www.fantagraphics.com): maison d’édition américaine alternative fondée en 1976. En plus de se vouer à la réédition de classiques du 9ème Art (The Complete Peanuts, Krazy and Ignatz,…), elle édite parmi les plus grands auteurs indépendants contemporains : Charles Burns, Crumb, Los Bros Hernandez, Daniel Clowes, Jason, Chris Ware… Elle édite aussi la prestigieuse revue critique baptisée The Comics Journal.


2. "Debbie et Daddy’s Girl" - un essai de Richard SALA

2.1 Richard SALA

La réputation de Richard Sala n’est plus à faire. Illustrateur pour le New York Times, il réalise plusieurs récits pour la prestigieuse revue Raw d’Art Spiegelman. Il travaille aujourd’hui sur sa série Evil Eye publiée par Fantagraphics Books. Les éditions Coconino/Vertige nous annoncent deux séries de l'auteur dans la collection Ignatz.

Une présentation de l’auteur est disponible sur son site : www.richardsala.com

Couverture américaine de Daddy's Girl - © Drechsler


2.2 "Debbie et Daddy's Girl" par Richard Sala

J’ai rencontré Debbie vers le milieu des années ’80 au San Francisco Chronicle. J’y livrais les illustrations que le journal me commandait et elle y travaillait comme membre de l’équipe artistique. Nous étions déjà attentifs aux travaux de l’autre et nous les appréciions. Nous en sommes venus à dîner ensemble lorsque je me rendais de Berkeley à San Francisco pour y déposer mes dessins. Nous partagions une esthétique commune, nous étions issus tous deux du milieu des Beaux-Arts (ce qui est peu courant pour des illustrateurs) et je crois que nous partagions aussi un sentiment ; la frustration de ne pas exploiter à fond notre véritable potentiel (bien que nous fûmes toujours reconnaissants du moindre travail d’illustration que nous réussissions à décrocher). La vie d’un illustrateur peut être en cela très exaspérante.
Les directeurs artistiques (dont la plupart ne possède même pas une quelconque expérience artistique) sont toujours persuadés qu’ils en savent plus que vous et les responsables éditoriaux (qui n’ont souvent que très peu d’imagination sur le plan visuel) sont toujours persuadés qu’ils en savent plus que les directeurs artistiques.

J’avais débuté une carrière dans la Bande Dessinée quelques années auparavant afin de satisfaire mon besoin impérieux de créativité. J’étais un fan de bd de longue date doublé d’un écrivain frustré, ainsi les bandes dessinées étaient pour moi le remède parfait à l’atrophie créative. Lorsque j’ai rencontré Debbie, mes bandes dessinées avaient déjà été publiées dans le RAW d’Art Spiegelman ainsi que dans plusieurs autres anthologies. Debbie s’intéressait aux bandes dessinées mais elle semblait néanmoins aborder cette forme d’expression avec une certaine appréhension. Elle semblait croire que la narration n’était pas son fort et elle ne connaissait que très peu ce domaine. Quoi qu’il en fût, elle était intriguée et je me mis donc à l’encourager dans cette voie.
Ainsi, après avoir vu une petite brochure promotionnelle qu’elle avait baptisée InkSpots, il me sembla limpide qu’elle était un auteur naturellement doué. Nous avions partagé le triste récit de nos enfances et de nos vies respectives, sans rentrer cependant dans les détails, et je lui avais confié que mes bandes dessinées étaient pour moi une sorte d’exorcisme. Je réalisais des fables sombres et métaphoriques, influencées par Kafka et par des récits d’horreur. Celles-ci remontaient à la surface dès que je m’asseyais pour écrire.
Il s’avéra que non seulement Debbie ETAIT un auteur naturellement doué mais que l’histoire qu’elle choisit de raconter, une histoire vraie de son enfance, était plus perturbante que n’importe quel rêve fiévreux et fictionnel que j’avais écrit.

Ink Spots

de Debbie Drechsler (© Drechsler)


Visiteurs dans la nuit – ou l’album qui sera plus tard baptisé Daddy’s Girl – est un chef-d’œuvre de l’horreur. Et cela est d’autant plus horrifiant que le récit est vrai et que les scènes dépeintes, l’innocence assassinée, les actes destructeurs d’âme, se déroulent en ce moment, chaque jour, à travers le monde. Maintenant on peut aussi dire que cette histoire en elle-même n’a rien de neuf. En fait, les Etats-Unis des années ’90 voient se porter une telle attention sur ces cas atroces d’abus d’enfants qu’ils plongent presque dans l’hystérie.

Quoi qu’il en soit, ce qui rend le récit de Debbie si original et à vous glacer le sang tient principalement en deux choses : tout d’abord, la structure du récit est complètement différente de la manière dont les autres histoires d’abus d’enfant sont habituellement racontées. Dans ces histoires, l’abus est généralement le climax bouleversant ou la « révélation » (comme les affairistes d’Hollywood se plaisent à l’appeler ces derniers temps), le secret enfoui, la motivation des actions d’un personnage ou que sais-je encore. Dans le récit de Debbie, la séquence initiale de l’abus se déroule vers le début et est presque dépeinte de manière prosaïque. C’est une scène horrible et inattendue mais nous suivons sans attendre ce petit protagoniste durant le restant de sa nuit ainsi que le jour suivant. Cette scène est dénuée de tout prêchi-prêcha, de toute hystérie ou de toute prétention. C’est tout simplement la vie de cette petite fille… et cela est sombre, sombre, sombre.

Le second facteur tient du rendu graphique utilisé par Debbie dans ce récit ; les dessins des personnages avec leurs grands yeux pleins d’espoir (et pourtant condamnés), l’espace sans dessus dessous qu’ils habitent – sols se redressant pour frapper le lecteur en plein œil, pièces qui semblent vivantes, expressionnisme autant que mal de mer. Ses dessins dépeignent le sentiment d’innocence dérobée, d’un regard à la pureté corrompue, d’une douceur qui tourne à la nausée. Ils vous brisent le cœur.

Je pense que l’on peut dire sans prendre trop de risque qu’il n’y avait jamais eu une bande dessinée équivalente avant Daddy’s Girl. Probablement est-ce lié au fait que Debbie ne possédait qu’une connaissance très relative de l’Histoire de la Bande Dessinée et qu’elle ne se soit posée aucune limitation sur un plan personnel ou formel. Peut-être a-t-elle été capable de mettre à jour un potentiel que ceux qui travaillaient dans ce domaine depuis toujours n’ont jamais aperçu.

Dans une scène particulièrement forte, la petite fille vomit de manière soudaine après avoir mangé un cookie. Cette scène est choquante mais est surtout terriblement cathartique. Dans un sens, je pense que c’est un moment très personnel, voire métaphorique. Après tout, certaines choses ne peuvent pas être contenues, elles doivent tout simplement sortir. Et rares sont les artistes qui parviennent à révéler quelque chose au grand jour et sous une lumière neuve. Debbie est de ceux-là.

Richard Sala
Juillet 2004

Essai rédigé pour le Xeroxed #4 - © Richard Sala/Nicolas Verstappen




3. "A propos de Daddy's Girl" - un entretien avec JC MENU

3.1 JC MENU

Membre fondateur de l’Association, JC Menu est devenu l’un des acteurs incontournables de l’édition alternative européenne. Ses travaux autobiographiques (Livret de Phamille) aussi bien qu’expérimentaux (Gnognottes, Oupus) jouissent d’une grande reconnaissance qui trouve sa consécration dans une « munographie» (1) éditée par l’AN 2.

3.2 Entretien avec JC MENU

Nicolas – Quel fut votre première rencontre avec l’œuvre de Debbie Drechsler ?

JC Menu – La découverte de la version originale chez Fantagraphics. Les éditions Amok (2) voulaient le faire aussi, et l'auteur avait dit oui aux deux éditeurs à quelques mois d'intervalle... ça avait fichu un peu la pagaille.

N. – Comment le projet de publier Daddy’s Girl dans le catalogue de l’Association se met-il à germer ? Est-il accepté à l’unanimité par l’équipe éditoriale ?

JC Menu – La puissance de ce livre a enthousiasmé tout le monde. Debbie Drechsler est par ailleurs illustratrice, néanmoins c'est exceptionnel qu'un premier livre de bandes dessinées ait une tenue pareille.

N. – Cet album n’aurait-t-il pas mérité un plus grand engouement public au vu de ses indiscutables qualités ?

JC Menu – Assurément. Mais question engouement, grâce à trois cases reproduites dans "Beaux Arts magazine"(3), j'ai tout de même eu le plaisir d'être convoqué par la police... (je raconte ça dans Lapin).

N. – La présence de planches couleurs au milieu de cet album noir et blanc vous posa-t-elle un quelconque problème technique ?

JC Menu – Nous étions ravis que Debbie Drechsler nous propose ces pages supplémentaires inédites dans l'album original et qui semblaient indispensables à son propos. Cela n'a pas posé de problèmes même si c'était une des premières fois qu'on voyait de la quadrichromie à L'Association.

N. – Vous prenez personnellement en charge la traduction de Daddy’s Girl. Avez-vous rencontré des difficultés à rendre toutes les expressions de cette jeune héroïne ?

JC Menu – Je ne suis pas traducteur professionnel, mais j'ai essayé de retranscrire au mieux ce langage parlé et argotique assez brutal. Ce livre a été lettré par Jean-Yves Duhoo (4). Les phylactères de Drechsler étant très près des lettres, il a souvent refallu adapter le dessin autour. Quand on veut faire ça bien, c'est un travail énorme.

N. – Y a-t-il une raison particulière qui vous ait poussé à garder le titre Daddy’s Girl en anglais (certains titres de chapitres sont d’ailleurs traduits en français, d’autres pas…)?

JC Menu – Une traduction possible aurait été "La fille à son papa", ce qui semblait gnangnan, voire hors de propos. Du coup, il a été décidé de garder le titre en anglais compréhensible par tous. Il en sera de même pour Summer of Love bien sûr.

N. – Debbie Drechsler apprécie de réaliser ses propres maquettes de couverture. Réussissez-vous toujours à satisfaire le désir de l’auteur tout en gardant la touche « Association » ?

JC Menu – À partir du moment où il y a des contraintes de collection, il faut bien tomber d'accord avec l'auteur. Sur Daddy's Girl, ça s'est très bien passé, et tout le monde était content, semble-t-il.

Couverture de la version française par l'Association (© Drechsler)

N. – Cette couleur rose pour la couverture de Daddy’s Girl crée un profond décalage avec le contenu si sombre de l’album. Était-ce une volonté du maquettiste ?

JC Menu – C'est plutôt une couleur chair... (choisie par Debbie).

N. – The Summer of Love fut d’abord annoncé pour mai 2003 et fut reporté jusqu’en mai (5) de cette année. Quelle fut la raison de ce délai supplémentaire ?

JC Menu – Trop de travail, trop de projets... et techniquement, de surcroît, le fait de devoir adapter les lettrages en deux couleurs est très fastidieux.

N. – Debbie Drechsler espérait pouvoir retourner aux tonalités brunes de Nowhere pour la version française. Avez-vous retouché la bichromie pour cette édition de Summer of Love ?

JC Menu – Etant donné qu'elle n'est satisfaite d'aucune des bichromies précédentes, on va essayer de se mettre d'accord sur une nouvelle combinaison. Tout en gardant le côté fané de l'ambiance, il me semble possible de trouver une harmonie plus contrastée et convaincante. Ce n'est pas une bichro très simple, puisque chaque teinte apporte quelque chose mais c'est la superposition des deux qui donne le trait.

Entretien réalisé en 2004 - © JC Menu/Nicolas Verstappen

(1) Collectif, Munographie, janvier 2004, éditions de l’AN 2.
(2) Les éditions Amok ont fusionné depuis avec l’éditeur belge Fréon pour donner le Frémok.
(3) Trois cases reprises dans le Beaux Arts magazine hors-série : « Qu’est-ce que la BD ? Aujourd’hui », janvier 2003, Beaux Arts SA, page 23.
(4) Jean-Yves Duhoo : auteur de bandes dessinées que l’on retrouve dans les revues Ego comme X ainsi que dans les Lapins de l’Association, les Fusée ou encore dans le Bang ! n°2.
(5) Et même jusqu’en août 2004 durant la réalisation de ce carnet.





4. Entretien avec Debbie DRECHSLER

Nicolas – Comment vous définiriez-vous ? Comme une illustratrice réalisant occasionnellement des bandes dessinées, comme un auteur de Bande Dessinée gagnant sa vie grâce à ses illustrations ou encore différemment ?

Debbie Drechsler – Disons que je suis une illustratrice qui a fait de la Bande Dessinée un temps. J’ai commencé ma carrière comme illustratrice et lorsque je me suis sentie restreinte sur un plan créatif, je suis passée à la Bande Dessinée. Par après, ce fut l’inverse. J’en ai eu assez de réaliser des albums ; j’avais le sentiment que je devais travailler dessus chaque jour, à chacun de mes instants libres pour parvenir à les terminer… en retard. Aujourd’hui, j’ai trouvé des occupations plus légères, plus douces qui satisfont mes besoins artistiques.

N. – Vous êtes retournée à la peinture ?

Debbie Drechsler – Non, je travaille le tissu. J’ai débuté le tricot il y a des années de cela et je réalise mes propres filages aujourd’hui. J’apprends aussi à tisser. J’ai toujours aimé les fils et les tissus et je me sens à la fois méditative et fascinée lorsque je les travaille. Cela ne cesse de me surprendre de partir d’une pile de laine en flocons et d’arriver à un vêtement ou à un objet.

N. – Vos réalisations en tissu reprennent des motifs figuratifs ou abstraits ?

Debbie Drechsler – Aucun des deux ! Elles sont entièrement utilitaires. Je réalise des choses que l’on peut employer ou porter comme des sweaters, des chaussettes, des sacs (ou des sacs à main) et des vêtements courants. Je couds la plupart de mes propres habits ! J’apprécie beaucoup créer de « belles » choses à utiliser par opposition aux « belles » choses que l’on pend aux murs ou desquelles il faut prendre soin. C’est en partie pour cela que j’aime aussi réaliser des bandes dessinées ou des travaux destinés à l’impression car ils ne sont pas « précieux ».

N. – Richard Sala vous considère comme un auteur « naturellement doué » mais vous semblez malgré tout lutter avec vos œuvres de Bande Dessinée. Partagez-vous le sentiment d’ Art Spiegelman lorsqu’il déclare que « le dessin n’est pas un acte naturel » (1) ?

Debbie Drechsler – Je pense que le dessin n’est pas un acte « non naturel » mais les méthodes répétitives, « obsessionnelles » requises pour la Bande Dessinée sont difficiles. Je trouve que d’avoir à dessiner sans cesse les mêmes choses encore et encore ôte véritablement à l’amusement que procure le dessin.

N. – L’utilisation de l’ordinateur durant la réalisation de The Summer of Love tient-elle d’une volonté de faciliter certains aspects contraignants du dessin ?

Debbie Drechsler – En fait, j’ai réalisé tous les traits des dessins sur papier puis je les ai scannés avant de remplir les zones sombres et d’ajouter la seconde couleur par ordinateur. J’ai joué avec quelques motifs sur l’ordinateur mais ce dernier ne soulage vraiment pas de l’ennui provoqué par le dessin, du moins pas dans mon cas ! Il était néanmoins plus facile et plus évident de réaliser la seconde couleur par ordinateur. Je ne peux pas employer les calques en plastique (NDLA : pour cause d’allergie) qui sont souvent utilisés et j’ai découvert que les calques en papier fin changent de taille et de forme avec les variations de température et d’humidité. L’ordinateur fut donc une vraie bénédiction à cet égard !

N. – Si le travail de dessin vous étouffait parfois à ce point, ne trouveriez-vous pas votre bonheur dans l’écriture de scénario ou dans le roman ?

Debbie Drechsler – J’ai pensé à ces deux options… Je ne pense pas que je serais capable d’écrire un scénario et de le confier à un autre dessinateur ! Je suis bien trop maniaque pour ça ! Je ne crois pas non plus être capable d’écrire sans dessiner mais j’y pense.

N. – À un moment de votre carrière vous passiez donc régulièrement de l’illustration à la Bande Dessinée et inversement. Comment expliquez-vous qu’il existe cependant une grande différence stylistique entre vos illustrations et vos albums?

Debbie Drechsler – C’est assez simple en fait. Les dessins d’illustration et de Bande Dessinée servent deux fonctions bien distinctes. Dans la Bande Dessinée, le graphisme fait partie du récit et doit donc être plus réaliste comme il est plus informatif. Une partie de l’histoire est racontée en images et celles-ci doivent ainsi être plus explicites. Le dessin d’illustration est quant à lui destiné à une fonction décorative. Il doit en fait attirer l’attention du lecteur vers l’histoire sans pourtant trop lui en dévoiler. Je les réalise donc d’une manière plus symbolique et suggestive. Sa fonction sur la page est d’ailleurs très différente. C’est un oasis dans une mer de caractères dactylographiés et c’est la raison pour laquelle j’utilise de la couleur et des formes plus simples pour attirer l’attention.

Illustration de Debbie Drechsler pour une carte postale sur le thème du printemps (© Drechsler)


N. – Votre entrée dans le monde de la Bande Dessinée s’est faite par l’intermédiaire de deux rencontres déterminantes. Quel fut l’impact de Lynda Barry (2) et de Richard Sala sur votre parcours artistique ?

Debbie Drechsler – Avant de découvrir leurs travaux, je ne percevais pas réellement la Bande Dessinée comme une forme d’art. C’est triste mais vrai ! J’ai d’abord découvert le travail de Lynda Barry et cela a complètement renversé cette vision des choses ! Le contenu de ses œuvres m’a parlé bien plus que tout ce que je connaissais en Bande Dessinée ou dans n’importe quelle autre forme artistique. C’était à la fois drôle et personnel. Elle racontait des histoires émouvantes avec une grande économie. Cela m’a donné un nouveau respect pour la Bande Dessinée en tant que forme artistique. Découvrir le travail de Richard et en parler avec lui a ajouté de l’essence sur ce feu. Il avait par ailleurs débuté comme peintre avant de passer à la Bande Dessinée.

N. – Daddy’s Girl relate plusieurs tranches de vie d’une jeune fille qui subi les abus sexuels de son père (3). Cette jeune fille portait votre nom dans une première version et fut modifié en « Lily » par la suite. Passiez-vous par là de l’autobiographie à l’autofiction ?

Debbie Drechsler – Je n’ai utilisé mon prénom que dans le premier chapitre intitulé Visiteurs dans la nuit puis je l’ai modifié. J’ai pris conscience que si j’écrivais une autobiographie fidèle, mes récits en pâtiraient. J’ai donc repris des éléments qui s’étaient réellement passés et j’ai construit et façonné à partir d’eux des histoires qui fonctionnaient mieux que ce que la « vérité brute » ne l’aurait fait (à mon sens). J’avais besoin que mes personnages soient fictionnels pour me sentir plus à l’aise avec cette approche.

N. – L’écriture de Daddy’s Girl vous a-t-elle permis au final de trouver un soulagement ou est-ce une illusion de croire que ce type d’autobiographie apporte un réconfort?

Debbie Drechsler – Ca a marché pour moi.

N. – Avez-vous consulté des ouvrages sur les abus d’enfants avant, pendant ou après la réalisation de Daddy’s Girl ?

Debbie Drechsler – J’en ai lus plusieurs quelques années auparavant car j’étais intéressée par le sujet et non pas comme une préparation à mes albums.

N. – Vous déclarez dans un interview que Daddy’s Girl a été écrit dans un état « proche de la transe ». Les copyrights de vos chapitres s’étalent pourtant entre 1992 et 1996. Comment cet album a t-il vu le jour ?

Debbie Drechsler – Cet ensemble de courts récits a été écrit sur une période d’un an et fut publié dans deux journaux alternatifs américains, le New York Press et le Stranger de Seattle. Lorsque j’écrivais ces récits, je les imaginais tous comme faisant partie d’une longue histoire. Je les pliais simplement au format hebdomadaire dans lequel ils étaient publiés.

N. – Les récits en couleurs étaient aussi destinés à ces journaux ?

Debbie Drechsler – Non. Une partie de ces récits furent écrit la même année et j’en ai rajouté certains qui furent écrit plus tard (si je me souviens bien). Aucun des chapitres en couleur ne fut publié dans les journaux. Ces chapitres, si ma mémoire est bonne, furent publiés par Drawn & Quarterly (4). Les copyrights ne mentent donc pas…

N. – Drawn & Quarterly publie d’ailleurs votre Summer of Love. Pourquoi avoir signé chez cet éditeur et non plus chez Fantagraphic Books qui publia votre Daddy’s Girl ?

Debbie Drechsler – Sincèrement ? Par loyauté. C’est dans une anthologie de Drawn & Quarterly que furent publiées mes premières histoires.

Couverture française de The Summer of Love (© Drechsler)


N. – Pour l’édition française de Daddy’s Girl, vous semblez avoir hésité entre Amok et l’Association.

Debbie Drechsler – En fait, il y a eu de gros malentendus entre les deux éditeurs et moi-même, malentendus qui ont débutés avec la publication de Daddy’s Girl. Je rajouterai d’ailleurs sans attendre qu’ils étaient entièrement de ma faute. Ainsi j’ai voulu m’assurer que je n’avais pas commis de tort plus important envers quiconque et j’ai tenu à arranger tout cela afin que les éditeurs ne soient pas fâchés contre moi ou entre eux. Au final, les deux éditeurs sont parvenus à un accord et j’ai accepté (5).

N. – Publier un mélange de pages en couleur et de pages en noir et blanc ne posa-t-il pas un problème pour l’Association ?

Debbie Drechsler – L’éditeur et moi désirions les publier comme ils avaient été conçus. Nous avons seulement dû faire quelques modifications afin que les pages correspondent toutes au même format.

N. – Ces mélanges esthétiques et stylistiques donnent un côté « organique » à Daddy’s Girl. Ne craigniez-vous pas de perdre cet impact en débutant Nowhere ?

Debbie Drechsler – Je n’avais aucune appréhension mais ce fut une expérience très différente. J’ai dû fournir beaucoup plus d’efforts pour arriver à cette histoire et garder mon rythme de travail. De plus, c’était une activité que j’exerçais sur le côté. La plupart du temps, j’accordais une importance plus grande à ce que je faisais ; je pensais aux personnes qui liraient cet album et à ce qu’elles en penseraient. C’est un aspect qui m’importait moins durant l’écriture de Daddy’s Girl.

N. – Avant d’être édité en album, Summer of Love fut prépublié en divers fascicules baptisés Nowhere. Qu’est-ce qui vous poussa à changer le titre des fascicules en The Summer of Love ? Passiez-vous d’un espace à une durée, à une atmosphère ?

Debbie Drechsler – À l’origine je pensais donner le nom Nowhere à une série d’albums et The Summer of Love à l’un de ces albums. Cette série n’est pas allée plus loin…

Une planche de Summer of Love (© Drechsler - L'Association)


N. – En passant à la compilation de The Summer of Love, vous modifiez la bichromie originale de Nowhere. Pourquoi ce changement ?

Debbie Drechsler – (Soupir !) Cette fameuse modification de couleurs ! C’est tout simplement parce qu’elles n’ont jamais vraiment fonctionné. Je suis issue de l’univers du design graphique où les couleurs du pantone (6) sont sans cesse utilisées. Malheureusement, les imprimeurs et les éditeurs ne sont pas familiers avec leur utilisation et j’ai eu des problèmes de communication liés à celles-ci. J’ai donc modifié les couleurs afin de les rendre plus faciles à regarder mais cela n’a pas marché. J’espère pouvoir revenir aux couleurs originales pour la version française.

N. – Cette mise en couleur en bichromie est assez particulière. Est-elle liée à votre intérêt pour les Beaux-Arts ? Elle rappelle les gravures sur bois de certains artistes expressionnistes allemands.

Debbie Drechsler – Cela vient plutôt de mon arrière-plan des arts graphiques. Avant d’utiliser l’ordinateur, il était habituel d’économiser de l’argent en imprimant avec deux ou trois couleurs plutôt qu’avec quatre. Souvent un client désirait une impression couleur mais ne disposait que d’un budget pour deux couleurs et non pour quatre. Si vous étiez un illustrateur ou un designer, vous connaîtriez ces chiffres du pantone par cœur !

N. – Le rapport à la troisième dimension est aussi très intéressant dans Summer of Love. Le traitement que vous en faîtes rappelle celui de Matisse durant la période où il désirait faire coexister simultanément la deuxième et troisième dimension. Il utilisait un sens aigu de la perspective qu’il niait par l’usage systématique de surfaces planes (papiers peints, nappes et autres tissus). Quel est votre rapport à l’espace dessiné ?

Debbie Drechsler – En tant que dessinatrice, j’ai tendance à tomber dans le piège du « rendu réaliste ». Ainsi, j’ai passé la plus grande partie de ma carrière artistique à tenter de lutter contre ce penchant. Si je ne le fais pas, j’ai d’ailleurs le sentiment que mon travail devient surchargé et ennuyeux à regarder (et à faire !). Ainsi, j’aime jouer avec un approche qui consiste à voir jusqu’où je peux réarranger les lois de la physique dans mes dessins sans que leur « réalisme» (ou leur justesse) n’en pâtisse.
Les motifs que j’applique partout sont liés à mon enfance. J’aimais énormément me rendre dans les magasins de peinture et feuilleter les livres d’échantillons de papiers peints. J’aimais leurs motifs et la manière dont on pouvait les apprécier dans différents tons. Tout cela est aussi lié à ma passion pour le tissu dont je vous ai parlé. J’adore ça !

N. – Cette introduction de motifs de tissus en aplats évoque certains tableaux de Pierre Bonnard et des Nabis (7).

Debbie Drechsler – J’apprécie effectivement beaucoup les œuvres de Bonnard et de Vuillard.

N. – Y a-t-il d’autres peintres qui sont une inspiration dans votre œuvre ?

Debbie Drechsler – Oui et ils sont nombreux ! Raoul Dufy, Milton Avery, Maxfield Parrish, Gustav Klimt, Ben Shahn, Antonio Frasconi (un graveur), Kathe Kollwitz (graveur elle aussi), Wanda Gag, Adolf Dehn, Georgia O’Keefe et Charlotte Salomon (une jeune femme qui réalisa une fabuleuse série de peintures sur sa vie en France avant d’être exécutée par les Nazis). Voilà, en gros, les artistes auxquels je pense sans avoir à trop me creuser la tête !

Charlotte and family - Charlotte Salomon (© Salomon)


N. – Vous réalisez vous-même les maquettes de vos albums. C’est un aspect créatif important ?

Debbie Drechsler – Oui.

N. – Avez-vous demandé à réaliser les couvertures des versions françaises ?

Debbie Drechsler – Les couvertures pour l’Association sont plutôt une collaboration. Je réalise quelques illustrations et ils s’occupent du design afin de rester fidèles à l’esthétique des couvertures qui leur est cher.

N. – JC Menu me signalait que vous aviez choisi le rose pour la couverture du Daddy’s Girl. C’est la couleur de l’innocence volée ?

Debbie Drechsler – Rien d’aussi profond… Il se trouve que j’aime tout simplement cette couleur et j’ai pensé qu’elle conviendrait bien au contenu. J’ai donc sauté sur l’opportunité de l’utiliser !

N. – Du point de vue de la narration, Summer of Love fonctionne presque selon le principe de la pièce de théâtre classique à cinq actes. Sa prépublication en cinq fascicules a fort influencé votre écriture ?

Debbie Drechsler – Oui, bien sûr. Je voulais que chaque « chapitre » fonctionne de manière indépendante tout en rendant le lecteur désireux de découvrir le suivant. J’ai entrepris chaque chapitre indépendamment sans planifier les suivants. Je pense que je ne referai plus jamais ça ! Je me suis mise dans des embarras d’écriture tout au long de ce travail. Si j’entame une autre histoire de ce genre, je définirai toute mon intrigue dès le départ !

N. – Ne voyez-vous pas cela comme un moyen inconscient de vous placer dans une situation conflictuelle avec votre œuvre ?

Debbie Drechsler – Non. J’ai déjà assez de problèmes conflictuels avec l’histoire elle-même. C’était un manque d’expérience et une mauvaise organisation de mon temps. Je n’ai jamais été quelqu’un qui compliquait les choses pour parvenir à les aborder.

N. – Lily effectue un voyage initiatique (découverte de son désir) en traversant la forêt à plusieurs reprises. Elle mentionne par ailleurs le « Joueur de Flûte d’Hamelin ». Serait-il juste de dire qu’il existe un sous texte de conte dans Summer of Love ?

Debbie Drechsler – Une chose agréable avec les histoires, c’est que le lecteur peut y lire ce qu’il veut ! Les bois étaient un lieu important pour moi étant enfant. Ils m’offraient un autre monde dans lequel je pouvais m’échapper. C’est ce qui était important pour moi et c’est ce que j’ai introduit consciemment dans le récit.

N. – Pourquoi avez-vous gardé la famille Meier dans votre Summer of Love ? Vouliez-vous commencer avec des personnages déjà plus travaillés ? Désiriez-vous créer un pendant à Daddy’s Girl ?

Debbie Drechsler – La raison véritable est que je me sentais plus à l’aise avec des personnages familiers et surtout que je n’en avais pas fini avec eux.

N. – Les personnages secondaires de Summer of Love sont-ils venus d’eux-mêmes ?

Debbie Drechsler – Tous les personnages sont à la base des gens que j’ai véritablement connus. Ils ont ensuite pris une vie propre au fur et à mesure que le récit progressait.

N. – Le personnage de Steve Farley apparaît pour la première fois dans les bois, perché au sommet des arbres et aussi impénétrable derrière ses lunettes que la forêt qui l’entoure. Il est une incarnation du mystère ?

Debbie Drechsler – Pour Lily, les garçons sont des créatures mystérieuses et insondables. Elle est attirée par eux mais ils lui semblent entièrement hors de sa portée. Steve Farley était l’incarnation de cet état.

N. – Tous ces personnages vous hantent encore ?

Debbie Drechsler – Une des raisons pour laquelle je n’ai pas trouvé de nouveau chapitre à cette histoire est dû au fait que je crois l’avoir finie. Ce désir brûlant de mettre ces personnages sur papier s’est consumé. Si j’entame un nouveau récit, ce serait avec de nouveaux personnages. Mais jusqu’à présent aucun d’entre eux n’est venu me secouer en me disant : « A moi ! C’est mon tour ! »

Entretien réalisé entre mi-mars et juillet 2004.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) - © Debbie Drechsler/Nicolas Verstappen.

(1) Romain Brethes, Spiegelman après le déluge, Chronic’Art n°8, p.26-27.
(2) Lynda Barry : cette dessinatrice américaine fut elle aussi publiée dans le Raw d’Art Spiegelman et Françoise Mouly. Elle est l’auteur de la série Ernie Pook’s Comeek et met souvent en scène la vie de famille au travers du regard d’adolescentes.
(3) L’article Des Rats et des Femmes de Gilles Ciment nous propose une approche de ce thème au travers d’une étude comparative entre Daddy’s Girl de Debbie Drechsler et L’Histoire d’un Vilain Rat de Bryan Talbot. In : 9ème Art #5, les Cahiers du Musée de la Bande Dessinée, janvier 2000, p. 138-139.
(4) Drawn & Quarterly (www.drawnandquarterly.com) : maison d’édition canadienne alternative fondée en 1990 par Chris Oliveros. Présentation plus complète dans le Xeroxed #1.
(5) Pantone : nom d’un nuancier très utilisé par les professionnels devant définir précisément les couleurs qu’ils utilisent. "
(6) Le récit Des Visiteurs dans la nuit a été publié par Amok dans Le Cheval sans Tête #1.
(7) Les Nabis:


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Bravo. Encore un entretien passionnant!
As-tu réussi à la convaincre de se remettre à la Bd?

Jerry Frissen a dit…

Tres interessant. Comme d'habitude!

Librairie MultiBD a dit…

Meric Dampremy, merci Jerry. J'aime beaucoup cet entretien aussi. Debbie est quelqu'un de très disponible. J'ai vraiment aimé discuter avec elle. A+