vendredi, janvier 18, 2008

Publisher's Cut (I): Les Enfants Rouges

Le métier de libraire "spécialisé" en bande dessinée demande de faire des choix de plus en plus difficiles. Face à la production toujours croissante de nouveaux titres, il n'est pas aisé de décider quels livres et quelles collections resteront dans le fond et ceux et celles qui devront en être retirés pour laisser place aux nouveautés. Cette situation m'a poussé à m'interroger sur la situation des jeunes éditeurs qui tentent de se faire une place dans un marché qui semble saturé. La passion du livre suffit-elle dépasser les multiples difficultés que l'on peut rencontrer face aux puissantes machines qui font feu de tout bois (en apparence du moins)? Pour le savoir, j'ai tenu à créer un nouvel espace sur XeroXed.be qui sera consacré à ces quelques éditeurs qui ont eu le courage de tenter cette périlleuse aventure. Nathalie Meulemans, fondatrice de la maison d'édition des Enfants Rouges, partage avec nous son parcours et ses aspirations dans ce premier entretrien Publisher's Cut. Cette rencontre, je l'espère, vous permettra aussi d'en savoir un peu plus sur un catalogue qui, en moins de deux ans, se montre déjà digne d'un grand intérêt.

© Les Enfants Rouges

Nicolas Verstappen : Vous avez été libraire durant près de 15 ans. Etait-ce dans une libraire généraliste ou une librairie « spécialisée » en bandes dessinées ?

Nathalie Meulemans : Le "Comic Strip Café" était une librairie spécialisée en bandes dessinées et un café. Venant d’une famille de restaurateurs et ayant un attrait pour les cafés, j’ai eu envie de créer ce lieu par goût de la convivialité. Les discussions et les rencontres autour de la bande dessinée y étaient plus faciles. Là se retrouvaient amateurs de bd et clients du café.

NV : Comment décririez-vous votre parcours de lectrice ? Quels sont les albums qui en marquèrent les tournants les plus importants ?

Nathalie Meulemans : Le chemin est long et les goûts évoluent. J’ai commencé par Franquin, Gotlib et Giménez dont je copiais les dessins. Mes premières années à la librairie (en 1991), j’aimais bien les séries fantastiques ou d’anticipation. Je suivais de près les albums des Humanos. Puis viens ma « période » Casterman. Je craquais sur Boucq, Comès, Baru, Constant, Dumontheuil, Moynot, De Crecy et quelques autres chez Delcourt aussi avec Nuit Noire de Chauvel. Ma préférence allait vers les ambiances noires semi-réalistes. Vers la fin des années ’90, j’ai découvert Daniel Clowes et Charles Burns. J’avoue que pendant une période il m’était difficile de lire tout ce qui sortait en librairie mais j’essayais de rester ouverte à tous les styles afin de conseiller au mieux les lecteurs. Quand j’ai lu Chris Ware, je me rappelle l’avoir conseillé à plusieurs reprises et quand les lecteurs revenaient en disant « c’est génial », je me disais OK, mais maintenant que vais-je lui conseiller !? C’était sans compter sur Alan Moore, Jason Lutes, Adrian Tomine et bien d’autres. J’ai trouvé aussi dans le « manga », des titres passionnants comme Amer Béton, Domû, puis plus récemment Monster. C’est super de pouvoir rester dans l’histoire et suivre des personnages sur autant de volumes et en redemander. Je continue à lire des séries « manga » comme on peut être accro à des series TV. C’est un peu la récré !

NV : Quel fut le déclic qui vous a poussé à vous lancer dans l’aventure de l’édition ?

Nathalie Meulemans : Était-ce vraiment un déclic ? Je crois que cela devait mûrir depuis un moment. Le désir de me diversifier un peu au sein de la librairie, sans doute. J’ai d’abord commencé par ouvrir une petite galerie-expo-rencontres-atelier afin d’élargir l’activité de la librairie et de créer des contacts plus larges. Mais je n’ai pas eu la patience et l’énergie de dynamiser les quelques personnes qui ont répondu présentes... difficile de tout gérer ! Mais l’envie de me lancer dans l’édition était là ; quelques auteurs que je sentais prêts à me suivre ont fait le reste.


© Les Enfants Rouges


NV : Pourquoi le nom des Enfants Rouges ? Est-ce lié au « marché des Enfants Rouges » du quartier du Marais ?

Nathalie Meulemans : Oui, la première fois que je me suis promenée dans ce quartier, j’ai découvert le marché des Enfants Rouges, j’ai été séduite. C’est en cherchant un nom me correspondant pour la maison d’édition naissante, que Les Enfants Rouges fut une évidence. L’historique de ce marché est très intéressant. Pour résumer, un orphelinat existait dans ce quartier et les enfants étaient vêtus d’une cape rouge. Bien des années plus tard, le nom existe encore en hommage à ces gamins.

NV : Avez-vous lancé votre maison d’édition en considérant que vous pouviez couvrir un espace de la production qui était négligé par les autres éditeurs ?

Nathalie Meulemans : Non, certains restent dans leurs domaines qu’ils défendent très bien en publiant toujours de très bons auteurs, d’autres présentent des choses très variées, touchent à tout, d’autres « copient » un peu mais en moins bien. Il y a de la place pour tous puisque la création n’a pas de limite. Les éditeurs sont là pour la découvrir partout à travers le monde et pour faire un bout de chemin avec les auteurs. Je ne pense pas qu’il y ait un espace de la production qui ait été négligé, mais plutôt que Les Enfants Rouges publient encore autre chose. La relation auteur-éditeur est importante pour moi, on va passer plusieurs mois côte-à-côte, alors la décision de publier une bande dessinée passe par cette relation autant que par le choix du projet.

NV : Comment cet aspect relationnel se développe-t-il ? Vous recontrez les auteurs plusieurs fois pour de longues discussions avant même de les inviter à rejoindre votre catalogue ?

Nathalie Meulemans : Non, parfois je les vois après avoir signé. Mais par téléphone ou mail on sent si les mois de travail vont se dérouler dans une bonne harmonie ! C’est souvent le projet que je vois, rarement l’auteur et son projet. Quand je reçois un dossier et si il me plaît, on discute. La confiance et le respect mutuels sont indispensables. Récemment j’ai eu l’occasion de contacter des auteurs pour un projet commun autour de nouvelles écrites par Joseph Incardona (qui a aussi participé à Ce qu’il en reste). J’ai donc envoyé ses histoires à des auteurs que je n’avais jamais rencontré. Certains m’avaient envoyé des projets qui ne correspondaient pas à la ligne éditoriale des Enfants Rouges, mais le contact était là. Aujourd’hui, Dans les Cordes est en route. Joseph est un auteur avec lequel les projets se succèdent. Nous sortons en janvier Fausse Route un récit que Vincent Gravé s’est « accaparé » pour en faire une roman-graphique de 232 pages en noir et blanc. Un bijou. Je crée le lien entre un écrivain de roman-noir et un auteur-dessinateur, puis chacun décide d’entrer dans le domaine de l’autre pour unir leur talent et aboutir à la même oeuvre. C’est magique. Je prends beaucoup de plaisir à me retrouver avec les auteurs. Quand un projet est terminé, il y a l’excitation de la sortie, les salons, les dédicaces, puis il arrive un moment où on se perd un peu de vue. C’est important de garder le contact, alors on décide de refaire un nouveau livre !

NV : Vous suivez jusqu’à présent des auteurs francophones. Envisagez-vous de publier en français des ouvrages et des auteurs étrangers ?

Nathalie Meulemans : Il y a déjà au catalogue un titre d’un auteur italien : Love Stores d’ Elfo. Nous allons d’ailleurs en publier un second. Un roman-graphique sur les événements qui ont marqué le début de la révolution étudiante et ouvrière en Italie à de la fin des années 60 au début des années 70. Le titre est La faute à ’68 et sortira fin avril pour fêter les 40 ans de contestations de toute une génération. Et, j’envisage, bien sûr, si cela se présente, de publier d’autres auteurs étrangers...


© Les Enfants Rouges

NV : Dans la présentation de votre site, vous parlez d’une « préférence pour le roman-graphique, le noir et blanc et la bichromie ». Publier en noir et blanc et en bichromie n’est donc pas pour vous qu’un choix « économique » mais il est aussi esthétique. Qu’est-ce qui vous plaît dans cette approche graphique ? Son aspect plus direct (où la couleur n’est pas utilisée pour tricher ou camoufler) ?

Nathalie Meulemans : Effectivement le noir et blanc triche moins. J’aime les noirs profonds, les contrastes, les ombres, les traits pleins, les hachures, on peut tout se permettre. Les matériaux sont nombreux, ce qui donnent pour chacun un rendu différent. Le noir et blanc est très riche mais, certains lecteurs n’envisagent pas la bande dessinée sans couleurs. La bichromie est une alternative, elle peut être traitée de différentes façons, en aplats ou avec des nuances. Dans Waterloo qui sortira en février, Patrick Pirlot a utilisé une technique de clair-obscur à la façon de certains expressionnistes. Le résultat est époustouflant. La bichromie peut aussi « servir » un trait noir très précis et créé la profondeur et la chaleur dans la narration. C’est le cas dans Quatre, qui en noir et blanc aurait pu paraître trop « glacial ». Le lecteur suit une histoire sur quatre saisons et la bichromie l’accompagne et l’aide à passer l’hiver...
Quand je pense à la bande dessinée en noir et blanc, je pense à Charles Burns, Daniel Clowes, Adrian Tomine, Jason Lutes, Jaime Hernandez. Nous retrouvons ces influences dans l’oeuvre de Tanxxx avec qui nous avons publié Double Trouble. Pour Dans les Cordes, un album à paraître en avril, cinq auteurs dessinent une nouvelle écrite par Joseph Incardona. Du noir et blanc pour tous les goûts. Feutres - pinceau - stylo-plume - Rotring - Pastel - lavis d’encre de chine - ordinateur - des influences allant de Ted Benoit et Savard pour l’un à Franck Miller et Matsumoto pour un autre.

NV : Quelle part de votre temps de travail d’éditrice est occupée par la promotion de vos ouvrages ? Dans une telle période de (sur)production, n’est-il pas difficile de les faire vivre en librairie ?

Nathalie Meulemans : Difficile de répondre précisément à la première partie de la question. Sans doute pas assez. La promotion des albums est un domaine dans lequel j’aurais bien besoin d’aide, une personne dont ce serait le métier (mais n’ayant pas les moyens, un(e) bénévole serait le(a) bienvenue) ! C’est vraiment un travail de longue haleine fait de suivi et de relances... Je ne suis pas très forte à ce jeu... Je préfère me concentrer sur la lecture, sur la relation avec les auteurs puis sur la maquette. Pour la seconde partie : surproduction, oui, visibilité difficile, oui, je devrais donc communiquer davantage ! J’aime bien le bouche à oreille, ça fonctionne mais, c’est sur du long terme et les libraires (dans leur grande majorité) ne gardent pas les titres en facing, voire même dans leurs rayons très longtemps. Je crois qu’il faudrait davantage de festivals dédiés aux éditeurs indépendants, aux petites structures. Des festivals gratuits où les auteurs auraient la parole, la possibilité de vraiment rencontrer les lecteurs. Puis sans une bonne diffusion/distribution, c’est dur d’être vu. A quand une vraie structure qui représenterait des éditeurs indépendants en défendant chaque titre ? Ca aussi c’est un métier !

NV : Cette remarque tend à laisser penser qu’une structure comme celle du « Comptoir des Indépendants » ne répond pas à toutes vos attentes.

Nathalie Meulemans : J’ai bien sûr pensé au Comptoir, mais une chose m’a arrêtée : la structure manque de représentants en province. Pendant mes années de librairie, j’ai toujours eu de très bons rapports (téléphoniques) avec l’équipe, mais je pense qu’aujourd’hui, malgré de nouveaux outils mis en place, rien ne remplace les visites de représentants. Elles seront toujours plus efficaces. Les libraires aiment que l’on s’occupe d’eux, qu’on les écoute, que l’on prenne leurs problèmes en compte. Un échange sur « bon de commande », ça n’est pas la même chose ! La structure est là, il ne manque pas grand chose..... A l’inverse dans d’autres structures, malgré une équipe de représentants, si celle-ci n’est pas spécialisée en bande dessinée (et la bande dessinée d’auteur en particulier), la mise en place d’un titre est aussi difficile. Ils doivent apprendre à connaître les libraires ayant un rayon de labels indépendants et passer les voir régulièrement, mais on en est loin.....

© Les Enfants Rouges

NV : Comme vous l’avez signalé plus haut, vous portez un soin très particulier aux maquettes de vos ouvrages (ainsi qu’à la qualité de l’impression tout en jouant avec des formats variés). Le coût de fabrication doit donc être relativement élevé. Parvenez-vous à maintenir un équilibre financier sur base de ces considérations ?

Nathalie Meulemans : Merci d’abord pour vos remarques. J’en profite aussi pour remercier les auteurs qui font beaucoup pour que les albums soient réussis. Nous travaillons ensemble pour que la réalisation finale corresponde à leurs désirs, du choix du format et celui du papier à l’élaboration de la maquette. Le suivi de la fabrication chez l’imprimeur est très important (on est loin du sans-faute, mais je suis pour l’instant assez contente de leur travail). L’équilibre financier... quand je fais faire des devis pour pouvoir donner un prix de vente, j’essaie de trouver cet équilibre, mais là on rejoint une question précédente, celle de la visibilité. On a beau faire des albums de qualité, dont on est fiers, il n’en reste pas moins que si personne ne les voie, l’équilibre est rompu ! De plus, nous faisons de petits tirages, ce qui n’est pas très avantageux en terme de coût à l’unité, mais c’est un choix, je n’aime pas que les albums restent stockés trop longtemps chez le distributeur, je préfère réimprimer. Je suis quand même satisfaite de l’accueil que nous avons reçu pour notre première année, les libraires, critiques et lecteurs reconnaissent ce travail. Puis il faut du temps pour réaliser un livre, publier entre dix à douze titres par an est aussi bien une question d’équilibre que de choix.

NV : Ce qu’il en reste est un album un peu particulier puisqu’il est édité de manière limitée (numéroté et signé). Pourquoi avoir choisi de le publier avec cette spécificité ?

Nathalie Meulemans : Au départ Ce qu’il en reste avait été envisagé comme un livre à part entière, mais au moment de la maquette, des questions se sont posées. En écrivant, Loïc Dauvillier a appris à connaître ses personnages, à leur donner corps. Un peu comme si il nous invitait à rentrer dans leur intimité. Le récit global ne tient que sur des bouts de rien, des scènes de vie et le coté intime est primordial. Mais était-il suffisant ? Après de longues discussions, nous avons décidé de faire vivre cet album avec un tirage de 1000 exemplaires et il ne sera réimprimé que lorsque Théo sera prêt. Théo n’est pas une suite comme on a coutume de l’entendre. Ce sera un livre dont on vient de rencontrer les personnages, et qu’on a envie de connaître.

© Les Enfants Rouges


NV : Vous vous êtes aussi lancée dans la publication d’une revue « gratuite » de bandes dessinées. En quoi cela vous semblait-il important ?

Nathalie Meulemans : Oui, avec Loïc Dauvillier (auteur et éditeur des éditions Charrette), il nous est apparu évident qu’il manquait, dans notre petit milieu, une revue destinée à la nouvelle création ou un support libre d’expression pour les auteurs. Nous avons donc imaginé Ping-Pong. Petit format de 48 pages en quadri, tirage de 5000 exemplaires et GRATUIT. Nous finançons son impression. Mais nous espérons des coups de pouce de libraires, de salons ou toute manifestation se rapportant à la bande dessinée en leur proposant un « encart » publicitaire. La distribution est assurée par « Le Comptoir des Indépendants » chez tous les libraires qui en font la demande. Ping-Pong permet de publier des auteurs qui n’ont pas leur « place » dans les magazines classiques de BD (accaparés par la pré-publication de gros éditeurs). C’est aussi une possibilité pour les auteurs confirmés de publier des histoires courtes inédites. Il n’y a pas de thème dans Ping-Pong. Les auteurs peuvent présenter des projets en noir et blanc, bichromie ou quadrichromie entre une et huit pages ! Le numéro 3 sortira fin février, quelques semaines avant le festival de Floirac qui soutient notre revue pour ce nouveau numéro. Nous espérons pouvoir continuer longtemps notre revue, mais nous avons besoin pour cela, d’un peu d’aide extérieure. J’ai également fait une demande d’aide à la région Paca. J’espère que le projet les séduira ! Et si parmi vous, lecteurs, certains sont animés par le même désir que nous de mettre au jour la création en bandes dessinées, vos dons sont les bienvenus (contact)!



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1 commentaire:

Anonyme a dit…

bravo pour cet article très intéressant
double bravo d'avoir mis à l'honneur cet éditeur qui fait vraiment de bien belles BD. La qualité plutôt que la quantité!
Bonne continuation