lundi, décembre 19, 2005

Totem (III): JOANN SFAR

Un conte de Noël

Voici pour les fêtes une relecture du texte de Charles Dickens. Et un joyeux Noël à tous!

1. Le Fantôme de Noël passé : Entretien avec Joann Sfar

Nicolas - Lors de la création de l’univers des Donjons, est-ce que l’idée de mettre en scène des personnages à têtes animales est venue spontanément ?

Joann Sfar – Oui. Mais il ne s’agissait pas vraiment d’animaux dans notre esprit. Nous voyions plutôt ça comme des rencontres géométries/monstres/animaux. L’idée est de présenter au lecteur un univers multi-ethnique dans lequel on n’a pas spontanément envie de s’identifier à un groupe plutôt qu’à l’autre : « tout le monde sont des monstres ».

N. – Aviez-vous réfléchi aux possibilités ou aux limites que pouvaient induire ce genre ?

Joann Sfar – Oui. Aucune limite thématique car les physiques animaliers permettent de faire passer de l’ultra violence qui pourrait mettre mal à l’aise dans un autre traitement. Une limite nerveuse : quand j’ai dessiné des lapins pendant quarante six pages, j’ai hâte de faire des humains !!!

N. – Le choix de prendre des lapins plutôt que des canards ou l’inverse a-t-il une motivation particulière ? On met par exemple plus facilement une tête de berger allemand à une personnage de policier ou de détective. Etait-ce la cas ici ?

Joann Sfar – Sans doute.

N. – Des œuvres comme Maus ou Fritz the Cat ont-elles marqué votre parcours d’auteur ou même de simple lecteur ?

Joann Sfar – Oui. Crumb, surtout, a été très important dans mon parcours. Fred, aussi, et la façon qu’il a de faire dialoguer des créatures improbables. En fait, Lewis est dans l’animalier, moi, je serais plutôt dans l ‘élémentaire : tel personnage est-il en bois, en pierre, en feu, c’est essentiel pour moi. J’aime Kirby et Bachelard. C’est à eux que je dois ça.

N. – Votre affection pour les contes expliquerait-elle votre goût pour les personnages animaliers comme Noyé, le poisson (1), Le chat du rabbin ou Socrate le demi-chien ?

Joann Sfar – Là, il s’agit vraiment d’une mystique de l’animal de compagnie. J’aime cette image totémique de l’animal de compagnie car le sens qu’elle véhicule est très ambivalent. Cela fait aussi penser au Daïmon de Socrate.

N. – Petit Vampire se transforme en rat dans son quatrième album et le rabbin devient un chat le temps d’un rêve dans la Bar-Mitsva. Partagés entre des corps animaux et humains, de nombreux personnages semblent naviguer entre plusieurs formes. Cela prend-il un sens particulier pour vous?

Joann Sfar- Oui. On revêt une forme animale lorsqu’on est exclu de la parole des hommes. Soit parce qu’on ne vous écoute pas. Soit parce qu’on n’accorde pas à votre parole la qualité d’une parole adulte. Cela renvoie à des traumatismes enfantins assez répandus malheureusement.

N. – Y a-t-il quelques créatures fétiches issues de votre propre panthéon et qui trouvent leur place dans les Donjons (comme la chauve-souris par exemple) ?

Joann Sfar- Lewis fait plutôt les animaux et moi plutôt les monstres. Non, en fait, on aime les monstres tous les deux. Chaque personnage de Donjon a vraiment été pensé graphiquement par nous deux. On arrive à un syncrétisme assez étonnant dans ce domaine. Nos créatures ne sont ni du panthéon de Lewis ni du mien. Elles sont du Donjon et le Donjon nous dépasse. C’est dit de manière grotesque mais c’est vrai. Il y a une identité propre et assez incontournable née du contact entre Lewis et moi.

N. – Dans des albums comme Petit Vampire fait du kung-fu , Le chat du rabbin ou les Donjons Crépuscule, on retrouve toute une série de personnages à tête de chat. A quand remonte cette fascination pour ces félins ?

Joann Sfar- J’ai eu des chats. J’en ai encore un qui est le chat du rabbin et aussi celui de Grand Vampire. J’adore le dessin d’après nature et les dessins animaliers sont mes favoris. Comme j’ai un chat sous la main, je le dessine tout le temps. Si j’avais un cheval, je ferais des chevaux. Et le caractère chat me plaît. Le mien est très collant et miaule nuit et jour avec une voix de porte qui grince. C’est un oriental, on s’entend bien.

N. – Avez-vous d’autres projets avec des personnages animaliers ou à visages animaliers à venir ?

Joann Sfar- Un cheval, avec Marjane Satrapi. Mais pas tout de suite.

(1) Noyé, le poisson, L'Association, collection Patte de Mouche, 1998.

(entretien réalisé via courriers électroniques le dimanche 21 avril 2002 - publié dans le recueil Totem en 2004 - copyright Joann Sfar/Nicolas Verstappen)

2. Le Fantôme du Noël présent : prix de la meilleure publication relative à la Bande Dessinée

Snif, snif... Que d'émotions! Le Xeroxed vient de remporter son premier prix. Le jury était composé de... June. Merci beaucoup l'ami!

3. Le Fantôme du Noël futur : l'espace "alternatif" fait peau neuve

J'en parlais déjà depuis quelques mois et le Fantôme du Noël futur (a.k.a. le "Boss") s'est chargé d'exaucer mon souhait: un nouveau meuble vient de remplacer l'ancienne table (oserais-je dire "l'ancienne table pourrie"?) des nouveautés "alternatives". J'espère que la présentation sera désormais plus claire (en tout cas moi je préfère). Merci le Boss!

Et comme j'ai trouvé une ancienne photo de la partie arrière de la Bulle d'Or sur le site de BrusselsBdTour, voici un petit comparatif visuel. Ceux qui le souhaitent peuvent s'amuser au "jeu des différences". Oui! Bien vu! Il y a cinq ans la porte arrière était légèrement plus ouverte...

Ci-dessus: l'espace "alternatif" -inexistant- d'il y a cinq ans... (copyright BrusselsBdTour)

Ci-dessous (sur la droite); l'espace "alternatif" de la Bulle d'Or aujourd'hui

vendredi, décembre 09, 2005

Previews (II): The JEFFREY BROWN Tour

Jeffrey Brown (à droite) en pleine discussion avec Paul Hornschemeier au Festival d'Angoulême 2005 - photo de Nico

1. Séance de dédicaces avec Jeffrey Brown

C'est avec beaucoup de plaisir que je vous annonce la venue du dessinateur américain Jeffrey Brown à la Bulle d'Or pour une séance de dédicaces. L'auteur est invité par le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême dans le cadre de sa 33ème édition et passera chez nous le jeudi 19 janvier mais aussi à la librairie Expérience à Lyon (le vendredi 20) et à la librairie Camponovo à Besançon (le samedi 21) .

Je tiens d'ailleurs à remercier chaleureusement Julien de Camponovo et Sylvie Chabroux d'avoir rendu cette rencontre possible. Jeffrey Brown est en effet l'un des jeunes auteurs américains les plus talentueux de sa génération. Ses récits autobiographiques nous plongent dans l'intime au travers de courtes séquences, d'instants anodins ou anecdotiques mais qui, une fois reliés ensemble, révèlent avec beaucoup de justesse les rapports qui s'établissent (ou se détériorent) dans une relation de couple. Sa trilogie des "petites amies" (Clumsy, Unlikely et Any Easy Intimacy) se présente comme une variation sur ce thème au travers de trois relations sentimentales différentes. Chaque album qui compose cette trilogie reprend des situations communes comme l'angoisse du premier rendez-vous, les silences de gêne, les jeux de séductions, les non-dits, le désir physique et affectif mais Jeffrey Brown parvient à nous faire partager ce qui rend chacune de ces trois relations unique. Il s'attache au détail avec tant de subtilité qu'il parvient à faire transparaître l'intangible. Jeffrey Brown est aussi l'auteur d'albums humoristiques comme son recueil de strips I am going to be small (auto-publié), sa réinterprétation des récits de super-héros Big Head (Top Shelf et Six Pieds sous Terre pour la V.F.) ou encore Be a Man, un mini-comic où il auto-parodie son album Clumsy.

Pour les albums de Jeffrey Brown chez Top Shelf: ici
Pour la présentation de Jeffrey Brown par Ego comme X: ici
Pour la présentation de Clumsy chez Ego Comme X: ici
Pour la présentation de Jeffrey Brown et de Big Head chez Six Pieds sous Terre: ici
Pour le site de Jeffrey Brown: The Holy Consumption of Chicago

La version française de Clumsy devrait être disponible la semaine avant la séance de dédicaces (ainsi que la majorité de ses albums en V.O.). Pour vous inscrire: m'écrire ici.

La maquette de couverture de la version française de Clumsy à paraître chez Ego comme X - copyright Jeffrey Brown/Ego comme X

2. XeroXed #11: Jeffrey Brown

Le carnet XeroXed #11 sortira mi-janvier à l'occasion de la parution de Clumsy chez Ego Comme X. Il reprendra un entretien avec Jeffrey Brown et plusieurs croquis inédits. Il sera offert à l'achat d'un album de l'auteur à la Bulle d'Or (124 bd Anspach, 1000 Bruxelles). L'entretien sera publié sur ce blog ultérieurement.

A+

Nicolas

samedi, décembre 03, 2005

Xeroxed (III): CRAIG THOMPSON

XEROXED (III): Craig Thompson

1. Xeroxed (II)???



Couverture du Xeroxed #2 - 11 septembre 2004 - copyright Nicolas Verstappen


Je passe tout de suite au Xeroxed #3 car le deuxième numéro de la micro-revue ne sera pas reproduit sur le blog. Le Xeroxed #2 reprenait trois histoires courtes dessinées par Nick Bertozzi, Kevin Nowlan et Bryan Talbot qui étaient consacrées aux attentats du 11 septembre 2001. Il était offert à l'achat de l'album A l'Ombre des Tours Mortes d'Art Spiegelman (chez Casterman). Les trois auteurs m'ont donné l'autorisation de reproduire ces récits dans le cadre d'un carnet au tirage limité à 100 exemplaires (aujourd'hui épuisé). Pour retrouver ces récits, il faut donc se reporter aux anthologies 9-11: Emergency Relief (Alternative Comics, 2000) et 9-11: Artists Respond Volume 1 (Chaos! Comics/Dark Horse/Image, 2002) .

2. Top Shelf

C’est en 1995 que Brett Warnock met sur pied l’anthologie Top Shelf, une revue de qualité destinée à la promotion de jeunes auteurs de bandes dessinées. Il s’associe en 1997 à Chris Staros pour faire de Top Shelf une structure éditoriale plus large qui compte aujourd’hui une centaine de publications et jouit d’une très bonne reconnaissance critique. Le catalogue de cette maison d’édition s’est construit autour d’une génération d’auteurs plus jeune que celle de Fantagraphics et Drawn & Quarterly et dont les premiers mini-albums étaient souvent photocopiés et autoédités. On y retrouve Craig Thompson (Adieu, Chunky Rice et Blankets), James Kochalka (Kissers chez Ego Comme X) ou encore Dylan Horrocks (Hicksville à l’Association). Top Shelf distribue aussi les albums les plus alternatifs d’Alan Moore (dont From Hell) et éditera cette année l’intégrale de son œuvre érotique baptisée Lost Girls.Cette maison d’édition américaine affiche aujourd’hui clairement sa volonté de toucher un public plus large que celui des « snobs élitistes (1)» et devrait nous réserver encore de belles surprises au vu des jeunes auteurs atypiques qu’elle a su dénicher.

3. Craig Thompson

Né en 1975 dans le Michigan, Craig Thompson grandit dans une petite ville isolée du Wisconsin. Adieu Chunky Rice (2), son premier roman graphique, lui permet de remporter le Harvey Award du Meilleur Jeune Talent en 1999. Afin de pouvoir payer ses factures durant la réalisation de son monumental Blankets - Manteau de Neige (chez Casterman), Craig Thompson accepte de nombreuses commandes pour DC Comics, Dark Horse (Star Wars, Hellboy, Scatterbrain (3)) ou encore Marvel (Spiderman). En janvier 2005, Casterman a aussi publié son album Un Américain en Balade qui retrace ses voyages au Maroc, à Barcelone et en France. Une présentation très complète de l’auteur est disponible sur son site internet : ici

Dessin tiré de Blankets . La légende a été modifiée pour le Xeroxed. Copyright Craig Thompson.

4. Entretien avec Craig Thompson

Couverture du Xeroxed #3 - mars 2004 - copyright Nicolas Verstappen

Nicolas – Il est assez difficile de trouver en Belgique les tous premiers albums que vous avez réalisés avant de signer chez Top Shelf.

Craig Thompson – C’est normal, mes trois premiers albums sont en fait difficiles à trouver n’importe où. Je les ai autoédités et imprimés à très peu d’exemplaires.

N. – Comment les décririez-vous ? Plus proche de l’univers du conte comme Adieu, Chunky Rice ou du genre autobiographique comme Blankets ?

Craig Thompson – Ces albums étaient assez proches d’Adieu, Chunky Rice mais dans un style plus spontané, plus direct. Le dessin restait néanmoins proche du « cartoon ».

N. – Dans le Spoutnik n°4, le récit Station of the Cross (4) se termine sur l’image de Jésus se faisant avaler par un tombeau à la mâchoire monstrueuse. J’ai l’impression que tous vos récits dénotent ce sentiment à la fois effrayant et attirant d’être englouti. Ainsi dans le rendu graphique de votre œuvre, on découvre souvent des intestins (Barnyard Animals), des entrailles (Scatterbrain) ou des séquences de digestion ou de vomissement (Hellboy (5)).

Craig Thompson – Je pense que j’éprouve en effet ce sentiment mais principalement à un niveau inconscient. J’ai constamment cette impression d’être submergé, d’être emporté par une vague d’émotions.

N - Cette peur d’être englouti par le Péché, la Ville ou l’âge adulte vous vient de votre enfance passée dans une région isolée et vécue sous le poids d’une éducation puritaine ?

Craig Thompson – Oui, ça ne fait aucun doute. Je viens d’un milieu très protégé et qui pousse finalement à se sentir dépassé. Mais cela peut avoir ses bonnes choses. Je lui dois en fait beaucoup.

N. – Au vu des si nombreuses critiques élogieuses à votre égard, vous n’avez pas peur d’être submergé par le succès et la gloire ?

Craig Thompson – (Rires) Non, je ne pense pas. Un auteur aussi connu que Daniel Clowes l’est finalement à un même niveau que peut l’être un sportif. Cette reconnaissance n’existe qu’au sein d’un milieu bien précis. Ca n’a finalement pas d’importance. Le monde de la Bande Dessinée reste un domaine culturel tellement restreint qu’il vient difficilement perturber l’esprit des auteurs.

N. – Vos personnages d’Adieu, Chunky Rice trouvent leurs origines dans les jeux d’enfants que vous partagiez avec votre frère Phil et le récit est quant à lui assez proche d’un livre comme le Petit Prince. De prime abord, on pourrait penser que cet album est fort différent de Blankets mais il est intéressant de constater qu’il n’en est rien. Vous signalez en effet dans votre interview pour Newsarama (6) que « l’histoire de Blankets est la même que celle d’Adieu, Chunky Rice mais rendue avec plus de réalisme et de sérieux ». C’était une volonté de votre part ?

Craig Thompson – Le Petit Prince est un livre que j’ai beaucoup aimé et Adieu, Chunky Rice trouve bien son origine dans mon enfance mais son lien avec Blankets n’était pas volontaire. C’est en travaillant sur ce dernier que je me suis aperçu que j’abordais le même thème mais d’une manière différente. Je l’attaquais de front, avec plus de maturité. Découvrant cela, j’ai eu un peu peur du résultat mais je suis finalement satisfait.

N. – Un autre lien que l’on pourrait faire avec Saint-Exupéry se situe à un niveau graphique. Vos personnages sont souvent entourés de signes abstraits, de créatures angéliques ou démoniaques. Faites-vous transparaître par là l’idée que l’important est invisible aux yeux ?

Craig Thompson – Oui. Une de mes principales motivations en tant que dessinateur est de réussir à rendre tous ces éléments définissables. Même au niveau du scénario, je me suis toujours éloigné d’une écriture traditionnelle. Je n’y trouvais jamais assez de liberté pour y définir ce que je ressentais ; j’ai eu besoin d’un album particulièrement volumineux pour trouver un espace d’expression adéquat.

N. – Vous semblez d’ailleurs apprécier de travailler sur des formats de page assez différents. Le format standard américain doit être particulièrement frustrant pour des auteurs qui utilisent comme vous un style plus ample et plus direct.

Craig Thompson – Oui. Le format américain est tout simplement effroyable. Je ne comprends pas qu’on puisse en rester à un format de page aussi restreint. Je n’aime pas non plus cette idée de prépublication en petits fascicules de 24 pages. Ce format trouve son origine dans la culture pop et il n’a pas changé depuis alors que son contenu a évolué. Vraiment, j’ignore pourquoi on en reste là !

N. – La revue Nickelodeon pour laquelle vous travaillez régulièrement vous offre un espace d’expression bien plus large. Vous y réalisez des découpages et des compositions tirants partis d’un format de page plus grand. Vous vous inspirez aussi des travaux d’expérimentation de Lewis Trondheim, de l’OuBaPo (7) et de Scott McCloud (8). Vous êtes attiré par cet aspect ludique de recherche, de défi graphique et narratif ?

Craig Thompson – Oui et non. J’apprécie principalement la revue Nickelodeon pour son intérêt économique. C’est elle qui m’a fait vivre ces cinq dernières années, il s’agit d’un travail alimentaire. Je préfère travailler sur des récits plus conséquents mais comme la revue me commande des récits en une planche, je les utilise comme terrain d’expérimentation. Cet aspect de limitation devient une motivation. J’ai envie de dépasser cette contrainte et je joue donc avec des aspects graphiques.

N. – Les planches que vous réalisez pour Nickelodeon sont en couleurs mais vous semblez rester plus fidèle à une esthétique du noir et blanc.

Craig Thompson – Oui, je préfère le noir et blanc sans l’ombre d’un doute. Les mises en couleurs m’exaspèrent et ce principalement parce que je les réalise par ordinateur. J’aime le contact du papier et tout cet aspect calligraphique que l’on peut tirer de l’encre noire, de son côté épais et profond.

N. – Dans Blankets, vous utilisez de nombreuses transitions de séquences par transformation (une assiette devient par exemple un volant). Trouvent-elles leur origine dans votre travail pour un studio d’animation ?

Craig Thompson – Je ne pense pas qu’il y ait vraiment un lien entre mon travail sur le dessin animé Jimmy Neutron et ce type de transitions. En fait, j’ai accepté cet emploi pour payer mes factures. Par contre, j’ai toujours été fasciné par l’animation et j’ai effectivement observé les techniques que je pourrais appliquer à la Bande Dessinée.

N. – Vous y utilisez aussi des enchaînements de séquences que Scott McCloud définit comme étant de « point de vue à point de vue » (à savoir : « plutôt que d’établir un pont entre deux cases distinctes dans le temps, le lecteur rassemble des fragments épars, qu’il va percevoir comme simultanés (9)»). On retrouve par exemple une case d’un extérieur enneigé liée à une case où vos personnages sont allongés autour d’une bougie. Ces transitions créent un effet d’intemporalité. Cette technique est assez rare en Occident.

Craig Thompson – Oui. Scott McCloud montre bien dans son album que c’est une technique courante dans la Bande Dessinée japonaise. Et je pense que c’est en effet le manga qui me l’a inspirée. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d’enfance, je me rappelle avoir acheté des mangas. C’est une influence importante. Le cinéma et surtout le cinéma indépendant ont aussi sur moi un impact conséquent.

N. – J’ai été surpris de découvrir dans votre interview avec Mike Whybark (10) que Will Eisner ne faisait pas partie de vos inspirations directes. J’avais pourtant le sentiment que Blankets trouvait assez naturellement ses racines dans un album comme A Contract with God (11) . Quels sont donc vos auteurs de référence ?

Craig Thompson – Baudoin (12) est l’auteur auquel je me référerais le plus certainement.

N. – Avec des références comme Trondheim et Baudoin, vous vous sentez donc plus proche d’une sensibilité européenne ?

Craig Thompson – Très certainement. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Blankets, j’ai eu la chance de tomber sur le Comix 2000 (13) de l’Association. C’était la première fois que je découvrais la plupart des auteurs présents dedans. Je me suis intéressé à leurs autres travaux et principalement à ceux de Baudoin, Blutch, Trondheim et Sfar. J’apprécie aussi le travail de Christophe Blain. Leur rencontre a été un moment déterminant pour moi. Ils ont tous une grande influence sur mon propre travail.

N. – Comment faites-vous le lien entre cette anthologie d’histoires courtes muettes qu’est le Comix 2000 et votre album de près de 600 pages ?

Craig Thompson – Tout d’abord, l’impact du Comix 2000 a été de me conforter dans le sentiment d’appartenir à une mouvance d’auteurs partageant la même sensibilité que moi. Je pouvais me lancer dans ce projet avec un certain nombre de repères. Ensuite, c’est l’ampleur du défi qui m’a impressionné. L’Association a réussi à faire aboutir un projet tout simplement incroyable ; 2000 pages d’un tel niveau ! Quand je me suis retrouvé face à mon propre petit projet, je me suis dis : « Et bien moi, j’arriverai à faire mes 600 pages » ! Le Comix 2000 m’a permis de ne pas abandonner.

N. – L’entreprise est en effet considérable. D’après ce que j’ai recueilli comme informations, Blankets vous a demandé un an d’écriture, deux ans de dessin et six mois supplémentaires pour réaliser le dernier chapitre. Celui-ci a donc été difficile à poser ?

Craig Thompson – La conclusion était en effet la seule chose qui ne fonctionnait pas avec le reste de l’album. J’ai écrit les 8 premiers chapitres puis je suis passé au dessin sans avoir trouver une fin satisfaisante. Le neuvième et dernier chapitre est venu assez tardivement mais surtout plus naturellement, dans la foulée des chapitres que je dessinais.

N. – Pour en revenir à cette notion de nouvelle mouvance d’auteurs, Joe Matt (14) m’a dit lors de notre entretien qu’il voit la génération qui le succède comme étant « plus libre, moins névrosée, moins rebelle et ayant une approche de la Bande Dessinée qui privilégie le dessin de manière plus importante que l’écriture ». Cette définition vous convient ?

Craig Thompson – L’écriture reste aussi importante que le dessin mais je pense que sa remarque est assez juste. Notre génération s’intéresse davantage aux éléments graphiques et au design-même du livre. Elle tend aussi vers un dessin plus expressif que ce qu’on peut trouver dans les bandes dessinées traditionnelles. Mais je dirais que notre génération reste néanmoins névrosée… et même profondément névrosée ! J’ai le sentiment que la névrose de la génération qui nous précède s’est exprimée au travers du cynisme. Nous exprimons la nôtre dans une tentative de capturer la vie, le quotidien comme pour nous rassurer.

N. – La génération précédente avait surtout beaucoup de barrières à faire tomber. Des auteurs comme Crumb ou Chester Brown ont eu cette tâche difficile d’oser les premiers.

Craig Thompson. – C’est exactement ça. Crumb et Brown sont deux de mes plus grandes influences. Ils se sont lancés dans une lutte qui consistait à briser des tabous et ce qui était considéré comme vulgaire. Les auteurs qui les ont suivis se devaient de prendre une nouvelle voie pour ne pas risquer de s’ennuyer.

N. – Un album comme le Playboy (15) de Chester Brown a sûrement dû vous faciliter la tâche lors de l’écriture de Blankets. La séquence de masturbation (16) doit être plus évidente à placer depuis que Brown a osé l’introduire aussi crûment.

Craig Thompson – Oui. C’est vrai. J’ai ri quand j’ai dessiné cette scène de masturbation dans Blankets. Je me suis vraiment dit qu’aujourd’hui personne ne semblait pouvoir se passer de cette séquence dans au moins l’un de ses albums.

N. – La séquence du baby-sitter (17) a aussi dû être difficile à installer. Vous en avez parlé avec votre frère ou votre famille avant de l’introduire dans Blankets ?

Craig Thompson – Oui, j’en ai discuté avec mon frère avant de la dessiner et il a été profondément troublé parce que nous n’en avions jamais parlé. Il avait un vague souvenir que cela s’était produit mais il n’en avait pas la certitude. Le sol semblait se dérober sous ses pieds. Il était là à me dire : « Wow... je… je m’en doutais un peu mais je n’étais pas sûr que ce soit vraiment arrivé… ». Ca a été très perturbant pour lui… et ça l’a été aussi pour moi. C’était d’ailleurs plus perturbant que de dessiner la séquence de masturbation. C’est une scène assez proche de ce qu’a fait Debbie Drechsler (18) .

N. – Il semble aussi que vous ayez eu des moments difficile avec votre famille après la sortie de Blankets.

Craig Thompson – Mes parents ont été assez fâchés de découvrir la manière dont ils étaient dépeints. Ils avaient l’impression d’être présentés comme des monstres, mon père surtout. Ils s’interrogeaient sur ce qui avait pu me pousser à rendre publique ma vie privée, à étaler cette histoire intime devant le « monde ». Mais ils étaient encore plus en colère de découvrir mon abandon du Christianisme. A nouveau, ce fut mon père qui le vécut le plus mal. Après quelques mois, ils ont commencé à accepter l’album et je pense qu’ils en sont assez fiers maintenant qu’il a obtenu une certaine reconnaissance. Ils en parlent même autour d’eux. Il y a seulement l’aspect religieux qu’ils ne digèrent pas et pour lequel ils sont encore fâchés.

N. – Le mouvement chrétien dans lequel vous avez grandi est d’obédience protestante ou catholique ?

Craig Thompson – Aucune des deux. C’est un mouvement qui se nomme « Born Again Christians » et qui est typiquement américain. Il préfère se passer de toute dénomination, se mettant même à l’écart du mouvement évangélique. Il est fondamentaliste et de droite. Je ne sais pas très bien comment le décrire. Je dirais simplement qu’il est américain, une sorte de christianisme sans racine.

N. – Les nombreux dessins d’anges et de démons que vous réalisez sont assez proches de gravures ou d’enluminures mais ne sont donc pas liés à une imagerie catholique.

Craig Thompson – En effet, ces dessins sont plutôt le rendu d’un aspect visuel tiré du fantastique. En fait, alors que j’étais encore adolescent et chrétien, je suis passé par des phases de névrose. Je souffrais de dépressions nerveuses et j’entendais… comment dire… j’avais des hallucinations auditives. J’entendais leurs voix ; j’étais à deux doigts de sombrer dans la folie. Ca a été jusqu’au point où j’ai eu des hallucinations visuelles mais les créatures que je voyais ne ressemblaient pas vraiment à celles que je dessine.

N. – Cet aspect de tourmente est bien rendu dans un de vos récits. Si vous n’avez pas participé au Comix 2000, on retrouve néanmoins dans l’Expo 2000 (19) une histoire courte de 9 planches sur le thème du rejet de l’homosexualité dans le milieu religieux où vous avez grandi. C’est certainement l’histoire la plus sombre que j’ai pu lire de vous. Vous y rendez avec beaucoup d’efficacité la pression constante que deux parents puritains exercent sur leur fils qu’ils voient comme perdu. Le sentiment de culpabilité de ce dernier devient tel qu’il ne peut plus en supporter le poids. Ce récit vous a été inspiré par des faits réels ?

Craig Thompson – Oui. Je n’ai pas vécu cette histoire directement, ce sont mes parents qui me l’ont racontée. En fait, les meilleurs amis de mes parents avaient un fils homosexuel. Ils ont considéré que c’était l’œuvre du diable et l’ont totalement rejeté. Le drame qui s’en suit est révoltant. Tout ça tient d’une telle idiotie.

N. – Dans un tout autre registre, vous avez aussi réalisé une histoire courte mettant en scène Hellboy et deux autres se déroulants dans l’univers de Star Wars (20). Vous vous frottez aux grandes licences de Dark Horse, à quand vous essayez-vous à celle de Buffy, The Vampire Slayer ?

Craig Thompson – (Rires). Je ne sais pas… Ces histoires étaient aussi des commandes mais j’ai apprécié travailler dessus. J’aimerais parfois pouvoir en faire moins pour plancher sur mes propres projets mais je dois bien payer mes factures.

N. – L’histoire de Star Wars concernant les Ewoks m’a vraiment plue, je cherche désespérément celle sur les Wookiees…

Craig Thompson – Elle est plus difficile à trouver car elle est parue dans un magazine pour les rôlistes de Star Wars. Je la préfère d’ailleurs à l’histoire des Ewoks. Ces récits sont des parodies de toute cette culture américaine.

N. – Outre pour Dark Horse, vous avez aussi travaillé pour Marvel. Vous y avez réalisé les couvertures des quatre épisodes de Fantastic Four : Unstable Molecules (21) ainsi qu’une histoire courte de Spiderman scénarisée par Brian Michael Bendis. D’où vous est venue cette opportunité ? Du nouveau directeur éditorial ?

Craig Thompson – Non, je suis entré dans le projet Fantastic Four grâce à James Sturm (22). En fait, j’avais signé pour être le dessinateur de cette mini série mais après un mois de recherches préliminaires, je me suis rendu compte que le cœur n’y étais pas. J’ai donc abandonné le projet. Marvel m’a demandé de réaliser les couvertures malgré tout, ce que j’ai fait. J’ai eu le même sentiment face au projet Spiderman qui ne consistait qu’en trois planches ; je n’ai pas du tout apprécié.

N. – Vous ne risquez donc pas de prendre la même voie que Dylan Horrocks qui partage son travail entre des séries « mainstream » et ses projets alternatifs.

Craig Thompson – Non, vraiment pas.

N. – Peut-on un jour espérer retrouver la plupart de vos histoires courtes dans un recueil ?

Craig Thompson – Oui, c’est en projet. Pour le moment, je prépare mon troisième roman graphique dont le titre de travail est Habibi. Lorsque cet album sera terminé, je réunirai toutes les histoires courtes que j’ai écrites dans diverses anthologies ainsi que des illustrations tirées de mes carnets de croquis. Je pense que cela devrait sortir d’ici deux ou trois ans.

N. – Si j’en crois les infos que j’ai trouvées, ce troisième roman graphique se déroulera au Moyen-Orient.

Craig Thompson – Oui, mais c’est une vision très personnelle du Moyen-Orient que j’y présente.

N. – Au vu de la situation délicate entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, faut-il s’attendre à y trouver un sous-texte politique comme dans le récit Ramadan (23) de Neil Gaiman et Craig Russell ?

Craig Thompson – Oui, il s’agit en effet d’une allégorie qui est loin de présenter les Etats-Unis sous leur plus beau jour. Elle met en scène un empire qui s’étend sous la domination d’un leader semblable à Bush.

N. – Cet univers moyen-oriental semble vous plaire pour sa musicalité (24) . Vous partagez l’avis d’Oscar Wilde lorsqu’il dit : « Au point de vue de la forme, le modèle de tous les arts est celui du musicien (25)» ?

Craig Thompson – Oui, je suis d’accord avec lui. C’est ce que je retrouve dans mon expérience de dessinateur.

N. – Cette expérience musicale vous emmène d’ailleurs au point de préparer une « bande-son » qui accompagnera Blankets. Vous avez déjà une idée des morceaux qui la composeront ?

Craig Thompson – Non. En fait c’est encore un projet embryonnaire. J’ai bientôt une réunion avec le musicien en charge de cet album pour définir le sens qu’il prendra. J’aime beaucoup son travail.

N. – Chaque chapitre aurait son morceau musical ?

Craig Thompson – Oui, c’est ce que j’envisage. Ce sera uniquement instrumental, aucune parole.

N. – On retrouvera par contre beaucoup plus de texte dans l’entretien croisé que vous avez réalisé avec James Kochalka et qui devrait paraître sous peu (26)

Craig Thompson – Oui. Lorsqu’on m’a contacté pour réaliser cette discussion, j’ai d’abord refusé. Puis j’y ai repensé quelques semaines plus tard et je me suis dit que cela pouvait être intéressant d’un point de vue artistique. La discussion avec James Kochalka a été en effet une vraie rencontre. D’autres artistes comme Frank Miller et Jeffrey Brown réaliseront la même expérience et tous ces entretiens seront réunis dans un volume unique.

N. – Merci beaucoup.

(entretien réalisé fin janvier 2004 par téléphone - il est tiré du Xeroxed #3 publié en mars 2004 et qui est épuisé - traduit de l’anglais - copyright Craig Thompson/Nicolas Verstappen)

5. Notes

1) Voir la présentation de Top Shelf sur son propre site internet et la conversation entre Craig Thompson et Gilbert Hernandez dans le Comics Journal #258 (février 2004, page 86).
(2) Cet album a été édité en français par Delcourt. Il est aujourd'hui épuisé mais ressort en janvier/février 2006 dans la collection Ecritures de Casterman.
(3) Scatterbrain est une anthologie bd (Mike Mignola, Dave Cooper, James Kochalka…) dont la présentation très européenne (grand format cartonné couleur) a bénéficié du talent de designer de Craig Thompson. Dark Horse Maverirck, septembre 2001.
(4) Spoutnik 4, la revue de bandes dessinées, éditions de la Pastèque, 4ème trimestre 2002, 4 planches.
(5) My Vacation in Hell as Channelled through the Soul of Craig Thompson in: Hellboy Weird Tales #6, Dark Horse Comics, décembre 2003, 8 planches. Ce récit vient d'être publié en français chez Delcourt dans Hellboy: Histoires bizarres 2 (novembre 2005).
(6) Entretien réalisé par Matt Brady en octobre 2002 et disponible sur le site internet de Newsarama (ici).
(7) OuBaPo ou OUvroir de BAnde Dessinée POtentielle. Ce petit frère de l’OuLiPo (OUvroir de LIttérature POtentielle) a été initié par Thierry Groensteen et l’Association. Trois « oupus » expérimentaux et ludiques sont parus depuis 1997 chez l’éditeur indépendant.
(8) Scott McCloud est l’auteur de L’Art Invisible et Réinventer la Bande Dessinée (Vertige Graphic). Il propose de nombreuses pistes d’expérimentation sur son site internet (ici) dont le fameux « 24-Hours Comics » auquel a participé Craig Thompson.
(9) In : L’Art Invisible, Vertige Graphic, 1999, page 79.
(10) Entretien réalisé en novembre 2003 et disponible sur le site de Mike Whybark (ici).
(11) Will Eisner et A Contract With God sont présentés dans le Golden Chronicles #2, page 4.
(12) Craig Thompson reconnaît d’ailleurs la forte influence de l’album Piero (Le Seuil, 1998) d’Edmond Baudoin pour la mise en place de son Blankets.
(13) Le Comix 2000 est un album hors-collection de l’Association qui regroupe 324 auteurs de 29 pays sur 2000 pages muettes en noir et blanc, 1999.
(14) Entretien avec Joe Matt dans le Xeroxed #1. Janvier 2004, page 11. Cet entretien est aussi disponible sur ce blog: ici.
(15) Cet album est paru aux éditions 400 Coups (2001) et est l’une des références incontournables de la nouvelle génération indépendante américaine.
(16) Voir Blankets, pages n°145 à 148.
(17) Voir Blankets, pages n°18, 29 à 32 et 291 à 293.
(18) Debbie Drechsler (1953 - ) est la dessinatrice de Daddy’s Girl (Fantagraphics pour l’édition anglaise et l’Association pour l’édition française) et de Summer of Love (Drawn & Quarterly pour la version anglaise et l’Association pour la version française). Notre entretien sera bientôt disponible sur ce blog.
(19) The Expo est une anthologie éditée pour accompagner le festival bd alternatif éponyme qui se tient annuellement à Bethesda (Maryland). En 2000, elle regroupait de nombreux artistes dont Seth, Tomine, Lewis Trondheim, David B, Chris Ware, Charles Burns ainsi que le récit sans titre de Craig Thompson. Pour plus de détails, se référer au site internet (ici).
(20) 4 planches pour le Star Wars Tales #5, Dark Horse Comics/Lucas Books, septembre 2000.
(21) Fantastic Four : Unstable Molecules, the true story of comic’s greatest foursome de James Sturm & Davis, Marvel, mars-juin 2003, 4 parties.
(22) James Sturm est l’auteur du Swing du Golem (Seuil, 2002).
(23) Ramadan est une histoire courte parue dans la série The Sandman (n°50) et rééditée dans le sixième volume de la Sandman Library (Fables & Reflections). Elle met en scène la cité de Bagdad telle que rêvée dans les légendes face à celle qui s’effondre aujourd’hui.
(24) Voir interview de Craig Thompson dans le Castermag’ #5, hiver 2003/2004, page 8.
(25) Extrait de la préface au Portrait de Dorian Gray, Le Livre de Poche, Stock, 1960, page 6.
(26) Cet album est paru depuis chez Top Shelf.

jeudi, novembre 24, 2005

Correspondances (II): JASON

Ce nouvel entretien avec Jason est un complément à celui publié dans le Totem. Ce dernier est aussi disponible sur ce site. Pour y accéder: cliquez ici. Vous y retrouverez aussi la présentation de l'auteur.


Nouveau titre et nouvelle maquette pour Hemingway. Copyright Jason/Carabas


N.- Comment en es-tu venu à te lancer dans l’album « grand format cartonné couleurs » comme Je vais te montrer quelque chose et Hemingway?

Jason – Je désire vivre de mes bandes dessinées et pas seulement en faire un hobby ; il se trouve que ce n’est pas aisé avec une production de petits albums en noir et blanc. J’avais envie de toucher un public plus large et il y avait aussi un défi dans la création d’un album traditionnel à 48 pages du même type que ceux avec lesquels j’ai grandi.

N.- Le découpage de Je vais te montrer quelque chose révèle bien ce rapport aux albums traditionnels. Chaque planche est découpée en quatre bandes horizontales d’une hauteur égale. Kevin Huizenga (1) évoque cette approche sous le nom de « méthode Tintin ». Partages-tu cette référence ?

Jason – Tout à fait. Cela est entièrement dû à Tintin. Je voulais essayer au moins une fois cette méthode. Je vais te montrer quelque chose est beaucoup plus proche des bandes dessinées franco-belges classiques que mes récits précédents et j’ai emprunté ce système pour cet album. Dans mon second album, je suis revenu à mon ancienne méthode. Hemingway est aussi en couleurs mais il est plus proche de mes anciens travaux.

N.- Tu y retrouves en effet ton découpage en cases égales. Ce système du « gaufrier » t’est venu naturellement ou t’a-t-il fallu du temps avant de l’adopter ?

Jason – J’aime la grille. Comme j’avais utilisé le style franco-belge dans mon album précédent, je désirais la retrouver mais avec neuf cases au lieu de six. J’ignore pourquoi mais elle m’attire. Elle annonce que tout est dans le récit et non pas dans un découpage fantaisiste.

N.- A-t-il été difficile de faire publier Hemingway et Je vais te montrer quelque chose ?

Jason – J’ai rencontré quelques difficultés à trouver un éditeur. J’ai écrit le scénario, dessiné les dix premières planches et envoyé le dossier un peu partout mais sans réponse. J’ai ensuite rencontré Jérome Martineau (2) à San Diego et il s’est montré intéressé par mon projet. J’ai donc dû aller aux Etats-Unis pour trouver un éditeur français.

N.- Tu n’as pas réalisé la colorisation des deux albums publiés chez Carabas. Correspond-elle à tes attentes ?

Jason – Je suis très content du résultat. Hubert a fait un travail bien supérieur à celui que j’aurais pu réaliser. Cela tient à une raison bien simple: je n’y connais rien à la colorisation par ordinateur et c’est l’effet d’aplat qui lui est propre que je recherchais.

N.- Cette colorisation t’a poussé à modifier ton approche du dessin ?

Jason – Oui. Une chose que j’ai apprise en travaillant sur ces albums colorisés c’est qu’il faut « clore » toutes les lignes. Cela facilite le travail du coloriste. Dans un album noir et blanc, j’utilise plus de noir pour illustrer par exemple un ciel de nuit. Dans un album en couleurs, je laisserai ça au coloriste.

N.- Une autre contrainte que tu as rencontrée avec Je vais te montrer quelque chose tenait de l’écriture préalable du scénario pour monter le dossier. Tu as plutôt l’habitude d’improviser le récit au fil des planches que tu dessines. Cela t’a semblé être une contrainte difficile ?

Jason – Oui, cela n’a pas été évident. Faire tenir l’histoire dans le format spécifique des 46 planches a aussi été un travail supplémentaire. Hemingway par contre a été écrit selon une méthode plus proche de l’ancienne. J’ai conçu la première moitié avec seulement une idée générale de la seconde. Je ne découpe les planches que par série de huit ou dix à la fois. Si j’avais préalablement résolu les problèmes de découpage et de narration de tout l’album, je m’ennuierais.

N.- Tu sembles avoir une grande liberté de création sur Hemingway. L’éditeur te fait toute confiance ?

Jason – Je n’ai pas dû montrer l’entièreté du scénario à Jérome. Je lui ai seulement envoyé les dix ou quinze pages de script pour qu’il les traduise. Je me sens vraiment libre d’écrire le type de récit que j’ai envie de raconter. On ne m’a jamais dit : « Non, tu ne peux pas faire ça ».

N.- Avant d’être baptisé Hemingway, l’album portait le titre de « Demain, peut-être ». Pourquoi cette modification de dernière minute ?

Jason – Je n’ai jamais vraiment été satisfait par « Demain, peut-être » et je voulais un autre titre. Je pense que ce titre aurait pu correspondre mais je préfère « Hemingway ». Ce nom à lui seul crée toutes sortes d’associations à la violence et aux durs à cuire. Je crois que cela correspond donc bien à l’album. De plus Hemingway est le personnage principal !

N.- Le récit de Je vais te montrer quelque chose se déroule à Bruxelles, celui d’Hemingway à Paris. Est-ce important pour toi de faire référence à des villes bien précises ?

Jason – En quelque sorte. Pour le premier je voulais que l’histoire prenne place dans une ville française ou belge. Il se trouve que j’habitais à Bruxelles à l’époque. J’aime l’idée de vivre un temps dans une ville et d’utiliser ensuite cette expérience dans une bande dessinée. Ainsi Hemingway se déroule à Paris où j’ai aussi vécu et je veux faire un album qui aurait Montpellier comme décor car c’est la ville où je vis actuellement.

N.- Comment envisages-tu ta future production ? Comptes-tu travailler selon un principe d’alternance entre des albums noirs et blancs et des albums couleurs ?

Jason – Oui, j’aimerais bien. Je viens de terminer un album noir et blanc pour Atrabile et j’ai une idée pour un autre album du même type. Mais pour le moment je me consacre au prochain album couleurs. Comme je l’ai dit, il y a plus de rentrées pour les albums couleurs…

N.- Fantagraphics Books a aussi publié Meow Baby dont il n’existe pas de version française. Celle-ci verra-t-elle le jour ?

Jason – J’espère. Soit par Atrabile, soit par Carabas.

N.- Il existe aussi la compilation Mitt Liv som Zombie qui regroupe des récits parus dans ta revue Mjau Mjau. Penses-tu un jour tenter une version française de cet album ou crains-tu que ton lectorat franco-belge ne se retrouve pas dans ces histoires au style graphique fort différent de ce qu’il connaît ?

Jason – Si un éditeur est intéressé, je n’ai rien contre. Je supprimerais le matériel le plus ancien et le plus faible mais le recueil ferait encore une centaine de pages.

Couverture de la version américaine de Chhht!. Copyright Jason/Fantagraphics


N.- Les couvertures des éditions étrangères de tes albums sont fort différentes. La couverture américaine de Chhht ! (Fantagraphics) est en couleurs directes mais celle de la version française est beaucoup plus sobre. Je suppose que tu as réalisé cette dernière pour rester dans le ton des maquettes d’Atrabile. Aurais-tu préféré réaliser une couverture en couleurs directes ?

Jason – Le problème des couvertures en couleurs directes tient du fait que la version imprimée ne correspond presque jamais à l’original. Il y a toujours une différence. Les couleurs sont plus vives ou plus ternes. Avec un dessin fait au trait noir et avec une seule couleur, le résultat est toujours plus proche de ce que je me suis figuré mentalement. Le deuxième tirage de Chhht ! aux Etats-Unis sera modifié. Il sera identique à la version francophone et plus aucune des couvertures américaines ne sera en couleurs directes.

N.- Une dernière question pour conclure : si tes albums de 46 planches étaient un défi créatif en référence aux bandes dessinées classiques, le prochain ne serait-il pas de tenter une série ?

Jason – Oui, je veux faire une série mais jusqu’à présent je n’ai eu que des idées pour des histoires en un volume. La fin est très importante pour moi et elle est très importante pour l’histoire. Une histoire ne peut pas durer indéfiniment. Mon problème est donc de trouver un personnage que j’aime et qui pourrait cadrer dans plusieurs récits.


(1) Kevin Huizenga est l’auteur de 28ième Rue chez Vertige Graphic. Son entretien sera bientôt disponible sur Xeroxed.
(2) Jérome Martineau est le directeur de publication des éditions Carabas.


(entretien réalisé par courrier électronique en novembre 2005 - copyright Jason/Nicolas Verstappen)

mardi, novembre 22, 2005

Previews (I): XEROXED #9

Salut à tous! Le neuvième numéro de la série de carnets d'entretien XEROXED va bientôt voir le jour (d'ici une semaine si tout va bien donc dans deux semaines...). Il sera consacré à l'auteur américain Kevin Huizenga. Comme pour les précédents numéros, ce carnet sera offert à l'achat d'un album de l'auteur (à la Bulle d'Or). L'album en question devrait paraître sous peu et s'intitule 28ième Rue (chez Vertige Graphic). Le carnet contient un entretien avec Kevin Huizenga et quelques illustrations tirées de ses mini-albums auto-édités. Après la peinture à la bombe, la linogravure ou le montage de tissu, c'est la couture qui est à l'honneur sur cette nouvelle couverture. Si, si. Et arrêtez de vous foutre de moi!
Voici la maquette mais pas encore cousue (j'attends d'avoir fini de taper ce message avant de me détruire les doigts en l'absence de dé à coudre)...

copyright: Kevin Huizenga/Nicolas Verstappen

A noter: l'entretien de Kevin Huizenga sera publié sur ce blog d'ici peu et j'écrirai une chronique de son album dès sa sortie.

En attendant, vous pourrez découvrir dès la fin de la semaine le deuxième volet des "Correpondances" consacré cette fois-ci à Jason. L'auteur norvégien avait répondu aux questions du TOTEM mais l'entretien commençait à dater. Dans ce nouvel interview, nous aborderons ses albums plus récents (Hemingway et Je vais te montrer quelque chose). Sinon pour rappel, Jason dédicace ce samedi à la Bulle d'Or entre 15 et 18h.

A bientôt

mercredi, novembre 16, 2005

Chronique (III): NOTES POUR UNE HISTOIRE DE GUERRE

A propos de l'album Notes pour une Histoire de Guerre de Gipi (Actes Sud bd)

Cet album n'est plus une nouveauté mais je n'ai pu résister à l'envie d'en reparler. Il fait toujours partie pour moi des dix meilleurs sorties de cette année 2005.

copyright: Gipi/Actes Sud 2005


Evidence. C’est là le terme que j’utiliserais si je devais résumer l’œuvre de l’auteur italien Gipi en un seul mot. Ses récits, bien qu’abordés avec des techniques graphiques variées, respirent toujours la même aisance. Notes pour une Histoire de Guerre en particulier. Gipi a le désir de bien raconter et pour ce faire, il privilégie la fluidité au travers d’un découpage sobre. Ses planches se divisent en quatre bandes d’une hauteur égale, à la manière classique. Gipi utilise régulièrement toute la longueur d’une de ces bandes pour nous offrir de superbes panoramas ruraux ou urbains. Il installe ainsi son décor mais surtout un climat au travers de toutes les nuances de gris de ses superbes lavis. Le ciel n’est jamais vide ; il semble continuellement incertain. Les éclaircies sont brèves dans un pays en guerre et c’est ce que l’album fait transparaître tout au long du voyage chaotique de ses trois personnages principaux. Christian, Julien et « P’tit Kalibre » doivent avoir dix-sept ans à peine. Leur village, régulièrement pilonné par les bombes, n’est plus un endroit sûr. Les tireurs isolés et les patrouilles de miliciens rendent les environs moins sûrs encore. Les trois jeunes hommes ne sont pas du genre à subir, ils veulent être des « durs » et sont prêts à tout pour qu’on leur reconnaisse ce titre. Le sang froid de P’tit Kalibre leur ouvrira bien des portes dans le milieu du crime organisé qui s’épanouit par ces temps de troubles. Ils vont alors apprendre les nouvelles règles de cet univers violent et pourtant, malgré leur apparente méchanceté, ils resteront des êtres dont on ne peut se détacher. Par touches subtiles et attendrissantes, Gipi nous rappelle en effet qu’ils ne sont que des adolescents qui ont grandi trop vite (1). La guerre cependant ne s’encombre pas de telles considérations : elle veut des hommes. Et nos trois personnages, qui ont appris à tenir une arme, sont maintenant des soldats en puissance.
Si l’évocation du drame de la guerre est si aboutie dans cet ouvrage, c’est que celui-ci ne parle pas du conflit mais des personnages qui s’y engouffrent. Le titre de l’album l’annonce parfaitement. Ce sont des notes pour une histoire de guerre, une guerre qui ne porte même pas de nom. Seuls comptent les noms de Christian, Julien, P’tit Kalibre et celui de Saint-Julien, leur village d’enfance détruit par les bombardements. Le talent de Gipi est d’être parvenu à mettre son sens aigu de la narration et du dessin au service de ces noms-là.
Gipi est une des révélations majeures de cette année 2005. Est c’est -pour moi- une évidence.

(1) Ce thème est annoncé dès la première bande de la première planche. Même s’il parle d’une croissance physique, Julien signale que « Christian semblait avoir grandi d’un coup ».


Pour le site/blog de Gipi: ici

mercredi, novembre 09, 2005

Chronique (II): DES CHIENS, DE L'EAU

A propos de l'album Des Chiens, De l'Eau d'Anders Nilsen (Actes Sud bd)

copyright: Anders Nilsen/Actes Sud 2005


Anders Nilsen fait partie de la nouvelle génération d’auteurs alternatifs américains. Avec ses acolytes du groupe The Holy Consumption (Paul Hornschemeier, Jeffrey Brown et John Hankiewicz) et Sammy Harkham, il redéfinit les codes du comix au travers d’une approche qu’Igort qualifie d’« anti-spectaculaire ». Sa série autoéditée The Big Question traduit bien celle-ci par une mise en page épurée (contours de cases tendant à disparaître) et un décor réduit à sa plus simple expression. Anders Nilsen joue avec cet espace libre pour développer des dialogues philosophiques décalés mais aussi de superbes séquences muettes, tantôt surréalistes, tantôt oniriques. Ces éléments se retrouvent dans son album Dogs and Water publié chez Drawn & Quarterly et adapté en français par Actes Sud. Je parle ici d’adaptation et non pas de traduction car la version française a été augmentée de deux chapitres consacrés au personnage de Sisyphe qui encadrent le récit original. Celui-ci peut susciter la perplexité. Un personnage emmitouflé dans un anorak erre dans une contrée inhospitalière et violente avec un ours en peluche pour seul compagnon et interlocuteur. Le reste n’est que supposition. Anders Nilsen veut nous voir perdu comme son personnage. Il nous abandonne dans un univers sauvage et désolé où l'on ne croise que des ruines, des pillards, des chiens errants, des cadavres ou quelques survivants qui ne le resteront probalement pas longtemps. Les diverses rencontres qui ponctuent le récit ne nous éclairent pas plus sur ce qui a poussé notre "héros" en ces lieux. Les dialogues s’effacent au moment où l’on s’attend à une réponse. Seul compte un fil ténu, celui des liens qui se tissent et de ceux qui se brisent. Ce fil, on le retrouve dans le dernier chapitre intitulé Sisyphe et le Minotaure au travers de la furtive apparition d’Ariane. Il nous guide vers la sortie du labyrinthe que l’auteur avait refermé sur nous. En cela, les deux chapitres rajoutés dans la version française nous aident à mieux apprécier le sens de ce récit. Plusieurs éléments se répondent ainsi pour apporter une lumière nouvelle sur le concept d'apprivoisement et le sentiment de fatalité qui sont omniprésents dans l’ouvrage. Ils rendent ainsi ce dernier plus accessible. Version noire et crue du Petit Prince de Saint-Exupéry, Des Chiens, de l’Eau est un nouveau petit joyau de la collection bd des éditions Actes Sud. Il est à classer aux côtés de l'Homme sans Talent de Tsuge qui procure ce même sentiment de langueur une fois la dernière page refermée.

P.S.: Je vous conseille aussi de découvrir chez Actes Sud l'incontournable Notes pour une Histoire de Guerre de Gipi.

P.P.S.: La rédaction de chroniques n'est pas mon fort; je fais de mon mieux pour ne pas vous infliger mon style ampoulé. Merci pour votre indulgence.

samedi, novembre 05, 2005

Totem (II): JASON

TOTEM (II): Rencontre et entretien avec Jason

Dans le cadre du Totem, il m'aurait été particulièrement difficile de ne pas évoquer le travail du dessinateur norvégien Jason. Ses récits mettent en scène de nombreux personnages thérianthropes dans des situations souvent drôles et décalées mais surtout empruntes d'une grande sensibilité voire d'une profonde mélancolie. Ses personnages à visage animalier nous plongent dans un univers unique et personnel et nous font voyager par tout le spectre des émotions.
Une autre qualité majeure de son travail réside dans sa maîtrise parfaite du découpage. Son sens de l'ellipse fait mouche à chaque fois tant dans les séquences dramatiques que burlesques.
Son travail est aujourd'hui reconnu à travers le monde et est traduit en de nombreuses langues (notamment en anglais chez le prestigieux éditeur alternatif américain Fantagraphics Books).
Jason est l'auteur chez l'éditeur suisse Atrabile des albums CHHHT!, Le Char de Fer, Mauvais Chemin, Dis-moi quelque chose et Attends... (qui reste pour moi l'un des albums les plus marquants de ces dix dernières années). Chez Carabas, Jason a publié Je vais te montrer quelque chose, son premier album grand format cartonné et superbement mis en couleurs par Hubert. Son nouvel album paraît chez le même éditeur ce mois-ci, il s'intitule: Hemingway.

Attends... de Jason adapté au théâtre

Pour le site internet de Jason: ici
Pour le très bon entretien avec Jason mené par l'ami Fred: ici

1. Rencontre avec Jason

Jason nous fait le plaisir de venir dédicacer Hemingway (et non pas Demain, peut-être comme indiqué sur la couverture ci-dessous) à la Bulle d'Or (Bruxelles) le samedi 26 novembre entre 15h. et 18h. Pour s'inscrire, rien de plus facile: envoyez-moi un mail ici.

copyright: Jason/Carabas-2005


Au passage, un grand merci à la responsable des événements Carabas pour son excellent travail.

2. Entretien avec Jason

Voici l'entretien publié dans le Totem. De nouvelles questions (et de nouvelles réponses) seront bientôt disponibles sur ce blog.

Nicolas - Dans un article consacré à la bande dessinée scandinave (1), j’ai pu lire que les bandes dessinées de Donald Duck était un véritable best-seller en Norvège.

Jason - Oui, tout à fait.

N.- Il y a des clubs de « donaldistes » et même un ouvrage qui leur est consacré. Donald a-t-il une si forte importance dans la culture norvégienne ?

Jason - Oui. Donald est encore très populaire maintenant. Sa revue hebdomadaire se vend à des quantités incroyables. C’est un tirage d’à peu près 250 mille exemplaires par semaine. Presque tout le monde lit Donald Duck durant son enfance.

N.- Est-ce que ce phénomène a un lien avec ton propre travail ?

Jason - Non. Je n’ai jamais vraiment lu les Donald Duck lorsque j’étais enfant même si tous les autres le faisaient. J’ai une sœur aînée qui lisait des bandes dessinées de western. Le titre anglais de ces albums était The Silver Arrow. C’était un homme blanc vivant parmi les indiens. L’histoire n’était pas très bonne mais elle me fascinait totalement.

N.- Tu m’as aussi dit qu’enfant tu lisais beaucoup d’aventures de super héros comme Batman (2) ou Spiderman.

Jason - Oui, je les ai découverts dans cet ordre. D’abord Silver Arrow, puis Batman puis Spiderman.

N.- Dans ton ex-libris pour notre librairie, c’est le « spider-sense » qui fait fuir ton personnage ?

Jason – Non, là c’est plutôt un code emprunté aux albums de Tintin.

N.- Ces derniers t’ont fort influencé ?

Jason - En fait, les albums de Tintin étaient beaucoup plus importants pour moi que les super héros. Je regarde ces derniers avec nostalgie mais Hergé a une influence plus marquante.

N.- Ainsi que Lewis Trondheim ?

Jason – Oui, il est aussi une influence importante. J’ai commencé à dessiner des personnages animaliers et j’ai ensuite découvert son travail. Pour moi, il m’a vraiment montré comment raconter des histoires avec des animaux. Son type de récit et son style de dessin m’ont fort attiré. Des dessins plus réalistes comme Canardo ne m’intéressent pas autant. Découvrir Trondheim et Fabio fut quelque chose d’important pour moi.

N.- Est-ce que le dessin animalier est fort ancré dans la tradition norvégienne ? On retrouve de nombreuses représentations d’hommes à têtes d’ours (berserk) ou à têtes de loup dans les artefacts vikings.

Jason – Non, pas tellement. C’est vrai que des animaux comme les ours et les renards ont une certaine importance mais plutôt dans l’imagerie des contes de fées norvégiens. J’aurais assez difficile de dire si ces derniers m’ont influencé. Je pense que des personnages de bande dessinée ont eu plus d’impact sur moi.

N.- A quel moment t’es-tu orienté vers des personnages à visages animaliers ?

Jason - Le premier album que j’ai fait était dans un style très différent de mon style actuel. Il était dessiné de manière très réaliste. Puis, avec la parution de ma propre revue (Mjau Mjau), j’ai tenté d’expérimenter de nouveaux styles. J’en suis arrivé à dessiner des personnages à visages animaliers plus proches du cartoon. Ça m’a plu. C’était aussi plus facile et je pouvais dessiner plus vite. Je pense que c’est pour cela que je me suis orienté dans cette direction.

N.- Cette facilité que t’offrait ce style est-elle liée au fait que tu improvises tes histoires au fil du dessin ? La rapidité d’exécution te permet de suivre plus facilement le cours de tes idées ?

Jason - Je ne pense pas que ce soit la raison principale. Pour moi, les dessins ont la même importance que les mots. Je dois donc les aborder simultanément ; je ne sais pas écrire le scénario avant de commencer à dessiner.

N.- Est-ce que tu transposes ces visages animaliers dans la réalité ? Est-ce que tu croises les gens dans la rue en te disant : « Celui-ci serait plutôt un oiseau et celle-là un lapin » ?

Jason - Non. C’est juste au niveau de mes dessins. Je ne perçois pas ces « qualités » animalières dans les personnes qui m’entourent. C’est au hasard que j’attribue tel ou tel visage à un personnage.

N.- Mais dans une enquête policière (3), tu as attribué un visage de chien à un détective.

Jason - Oui, là c’était effectivement calculé. Mais c’est aussi l’exception.

N.- Tu te donnerais quel visage ?

Jason - Celui d’un chat, je pense. Je n’ai pas d’animal de compagnie mais je préfère les chats. Par contre, je n’aime pas les chiens. Les chats sont plus « indépendants », c’est ce que j’aime chez eux.

N.- Dans son entretien (4), Joann Sfar parle de l’exclusion à la parole des hommes qui provoque le besoin de revêtir une forme animale. C’est quelque chose que tu partages ?

Jason - Je trouve l’idée très intéressante mais je ne l’ai jamais vraiment approfondie.

N.- Tu considères que les personnages à visages animaliers créent une identification plus forte pour le lecteur ?

Jason - Oui, totalement. Je pense que c’est pour cette raison que des personnages comme Donald Duck ou Mickey Mouse sont si populaires. C’est si facile pour le lecteur de s’identifier à eux. Les personnages animaliers sont universels. C’est ce qui est à la base de leur popularité.

Illustration reprise comme quatrième de couverture pour un Mjau Mjau - copyright: Jason

N.- Penses-tu que le lecteur accepte plus de choses lorsque les personnages sont animaliers ? Dans Chhht ! , une météorite s’écrase sur ton personnage principal. Dans Attends…, un ptéranodon s’empare du cerf-volant. Ce sont des séquences que le lecteur continue d’accepter car il peut se dire : « C’est normal, de toutes façons, ils ont bien des têtes d’animaux ! ». Cela n’offre-t-il pas plus de liberté à ta narration ?

Jason - Oui, sans doute. Tu te retrouves avec des animaux qui parlent et se comportent comme des êtres humains. Si tu acceptes ça, tu acceptes plus facilement le reste aussi.

N.- Cette utilisation de personnages animaliers permet donc de parler de problèmes « humains » et même de sujets durs parce qu’ils se comportent comme des humains mais avec une narration moins contraignante.

Jason - C’est une chose à laquelle j’ai beaucoup pensé. Je pense que Scott McCloud en parle très bien dans Understanding Comics (5). Moins il y a de signes pour décrire un visage, plus l’identification sera forte. Avec ce genre de dessins très simples, il est plus facile d’aborder des sujets fort variés. Je pense que si tu utilises un style fort réaliste, cela peu distraire l’attention de ton lecteur.

N.- Il risque de faire moins attention au fond ?

Jason - Je pense, oui. C’est ce à quoi il faut faire attention avant même de décider si l’on choisit des personnages animaliers ou humains.

N.- Tu ne crains pas que des lecteurs ne s’intéressent pas à ton travail parce que tu utilises des personnages animaliers ? Qu’ils le jugent « enfantin » et ne s’intéressent pas au fond ?

Jason - Peut-être mais je pense que le lecteur oublie vite qu’il est face à des personnages animaliers. Au bout de quelques pages, il les accepte comme de véritables personnes.

N.- Pourquoi dans tes albums, les personnages hommes et femmes vont par espèce ? Les oiseaux forment des couples ensemble mais ne se mélangent pas avec les chiens. Dans les Donjons Crépuscule (6), les chats et les oiseaux se mélangent pour créer des espèces hybrides. Est-ce quelque chose de culturel ?

Jason – Les mariages mixtes en Norvège ne sont pas courants. Mais le principe de mes albums n’est pas lié au concept des races.

N.- C’est plutôt l’idée de « trouver sa moitié » ou son « âme sœur » que tu exprimes là ?

Jason – Oui, c’est cela. Ce ne sont pas des ethnies que je représente par telle ou telle espèce animale. C’est plus une image du couple qui me semble juste.

N.- Dans ton monde animalier, on retrouve aussi un squelette, un ange et un démon. Si on rassemble le squelette, l’ange, le démon et l’animal, on pourrait reconstituer un être humain complet. L’idée est là ?

Jason – C’est une belle façon d’exprimer la chose mais je ne crois pas. Du moins, je n’en ai pas conscience. Je n’analyse pas mes histoires après les avoir écrites. L’ange et le démon sont des figures qui sont venues d’elles-mêmes.

N.- Elles sont assez proches de l’ange et du démon qui torturent Milou.

Jason – Oui.

N.- Est-ce que tu es plus attiré par des récits avec des personnages animaliers comme Fritz the Cat, Maus, Lapinot,… ? Est-ce que tu les apprécies plus que d’autres à cause de l’aspect animalier ?

Jason – Non, ce qui m’intéresse avant tout c’est d’avoir un bon récit.

N.- Dans Chhht !, qu’est-ce qui est venu en premier : le nid ou l’oiseau ?

Jason – Le personnage de l’oiseau est venu en premier. Je voulais qu’il soit d’abord fort proche de l’oiseau puis qu’il se retrouve dans une toute autre situation. L’idée de « changer » est importante. Toute cette histoire parle principalement de cela.

N.- Comme quelque chose d’initiatique ?

Jason – Oui. Je voulais qu’il commence son aventure hors de la ville puis qu’à la fin de l’histoire il veuille en sortir et retrouver ses racines.

N.- Est-ce qu’il y a un rapprochement à faire avec ta propre vie ? Après la France, tu t’installes à Liège puis à Bruxelles et bientôt à Paris mais entre chaque voyage tu retournes en Norvège.

Jason – Non, pas tellement. J’ai écrit cette histoire il y a trois ans et cela ne fait qu’un an que je voyage autant. C’est une coïncidence.

N.- J’ai le sentiment que dans tes albums les animaux représentent des hommes qui ne sont jamais à leur place. Dans le Comix 2000 (7), ton personnage errant se réveille dans une maison alors qu’il s’était endormi à la belle étoile. Dans Chhht !, tes oiseaux ont besoin d’une flûte pour chanter et d’un avion pour voler. Ton univers est toujours décalé.

Jason - Oui. Je pense que le modèle de vie qui nous est inculqué est basé sur la réussite et le salaire. Dans ce système, je n’ai jamais trouvé de travail qui me convenait. Par contre, en tant qu’artiste, on se retrouve en dehors de ce système. Quelque part, on a un regard différent sur cette société.

N.- Chhht ! présente une sorte de condition de l’artiste ?

Jason – Je pense plutôt qu’Attends… et Chhht ! parlent de l’idée de « grandir », de continuer plus avant. Le voyage fait partie de ça. Avec une certaine distance, il est plus facile de regarder ce qu’il y avait derrière nous. A cet instant, tu as le choix de revenir en arrière. Tu as le choix de continuer ou de retourner et c’est une partie importante de la croissance. Enfin, je ne sais pas trop ce que je suis en train de te dire maintenant. (Rires) (8).

(1) VAINIO, Pasi, "Lettre de Scandinavie (2) : Norvège, Islande et Danemark" in : Les Cahiers de la Bande Dessinée, n°64, juillet-août 1985. Jason m’a signalé que pour le reste, l’article n’était plus d’actualité car la Norvège est devenue en dix ans l’un des nouveaux pôles de la bande dessinée scandinave.
(2) Voir Attends... planche 13. Les vingt premières planches de l’album sont toutes autobiographiques à une ou deux exceptions.
(3) JASON, "Jernvognen" (partie 1), in : Mjau Mjau n°11, Jippi Forlag, 2001.
(4) Cet entretien sera bientôt disponible sur ce blog.
(5) McCLOUD, Scott, Understanding Comics: the invisible Art, Paradox Press, 1993. Version française éditée par Vertige Graphic sous le titre L’Art Invisible (1999).
(6) Les Donjons sont scénarisés par Joann Sfar et Lewis Trondheim et illustrés par eux ou de nombreux invités (Manu Larcenet, Christophe Blain...). Ils se déclinent en cinq séries (Potron-minet, Zénith, Crépuscule, Parade et Monster) et quelques bonus dans la collection Humour de Rire chez Delcourt.
(7) Le Comix 2000 est un album hors-collection de l’Association qui regroupe 324 auteurs de 29 pays sur 2000 pages muettes en noir et blanc, 1999.
(8) Nous n’en étions effectivement plus à notre premier verre…

(Entretien réalisé avec Jason le vendredi 27 avril 2002 à Bruxelles autour de quelques bonnes bières belges du Bier Circus - traduit de l’anglais - publié dans le recueil Totem en 2004 - copyright Jason/Nicolas Verstappen)

lundi, octobre 31, 2005

Xeroxed (I): JOE MATT

XEROXED (1): entretien avec Joe Matt

1. Drawn & Quarterly

En 1990, Chris Oliveros lança la revue canadienne Drawn & Quarterly dans laquelle furent édités de jeunes artistes qui allaient s’avérer être parmi les plus grands. A l’image de la revue Raw d’Art Spiegelman, Drawn & Quarterly s’intéresse autant aux auteurs anglophones classiques (réédition d’anciens strips) et modernes (réédition de croquis de Crumb) qu’aux artistes étrangers ou canadiens de langue française. On y retrouve aujourd’hui des auteurs comme Dupuy, Berberian, Blutch, Chris Ware ou Michel Rabagliati.
Au travers des récentes anthologies Drawn & Quarterly Showcases, l'éditeur canadien offre un nouvel espace de création pour de jeunes talents dont Jeffrey Brown, Sammy Harkham, Matt Broersma, Genevieve Elverum, Nicolas Robel, Kevin Huizenga, Pentti Otsamo et Erik De Graaf.
Du côté des romans graphiques, Chris Oliveros n'a pas non plus manqué de flair. Il fit signer -entre autres- Adrian Tomine, Seth, Chester Brown, Joe Matt, Julie Doucet, James Sturm et Debbie Drechsler.
Ainsi, le catalogue de Drawn & Quarterly est devenu l’un des plus impressionnants qui soit et est traduit en français par de nombreux éditeurs. Les 400 Coups nous proposent Je ne t’ai jamais aimé et Le Playboy de Chester Brown. Les Humanoïdes Associés ont édité La vie est belle malgré tout de Seth dans leur collection Tohu-Bohu et Vertige Graphique The Fixer et Soba de Joe Sacco. On retrouve au Seuil Blonde Platine et 32 Histoires d’Adrian Tomine, Le Swing du Golem de James Sturm, Berlin, la Cité des Pierres de Jason Lutes et Palooka-Ville de Seth. Ce dernier est aussi présent chez Casterman (collection Ecritures) avec son Commis Voyageur. La Collection Ecritures reprend encore le Louis Riel de Chester Brown. Les éditions Delcourt nous livrent Les Yeux à Vif d’Adrian Tomine et Double Fond de Jason Lutes dans leur collection Contrebande. L’Association nous a déjà gratifié du Hicksville de Dylan Horrocks, de l’Affaire Madame Paul de Julie Doucet ainsi que du Summer of Love de Debbie Drechsler.
Le Poor Bastard de Joe Matt, un fidèle de la maison, a été traduit par les Humanos sous le titre de Peepshow. Le Seuil nous présente d’autres épisodes de sa série autobiographique dans Strip-tease : the cartoon diary of Joe Matt ainsi que ses souvenirs d'adolescent dans Les Kids. Cet auteur américain nous en dit un peu plus dans l’entretien qui suit…
Pour le site de Drawn & Quarterly: ici


Couverture du XEROXED #1 (copyright Joe Matt/Nicolas)


2. Entretien avec Joe Matt

Nicolas – Dans vos albums, vous mettez en scène différentes périodes de votre vie. Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder l’autobiographie en bande dessinée ?

Joe Matt – C’est à Robert Crumb, et surtout à ses carnets de croquis, que je dois l’inspiration et la motivation qui m’ont mis sur cette voie. Deux ans après l’université et alors que j’étais un illustrateur raté, j’ai commencé à dessiner de courtes séries d’esquisses autobiographiques sous la forme de strips en me basant sur ses carnets. Celles-ci évoluèrent peu à peu vers un style qui sera celui de mes premières planches. Harvey Pekar (1) et Art Spiegelman furent aussi de grandes inspirations. Le Maus (2) de Spiegelman reste en fait le sommet auquel j’aspire sans cesse.

N.– Vous avez le sentiment d’écrire un carnet au jour le jour ou concevez-vous, malgré tout, vos albums selon l’unité thématique et narrative des romans graphiques ?

Joe Matt – J’écris mes bandes dessinées numéro par numéro (3), avec seulement pour me guider un thème et l’image assez vague d’un roman graphique. J’ai tenu des carnets au jour le jour mais je les ai trouvés vraiment trop difficiles et ennuyeux pour les relire. Je les ai donc tous jetés. Mon approche est d’utiliser simplement ma mémoire lorsque j’écris et je me suis rendu compte qu’elle fonctionnait principalement au travers de l’émotion. Selon le même principe, je préfère dessiner directement de mémoire et non pas en utilisant des photographies ou des croquis d’après nature. Ce « regard de l’esprit » semble tout affiner naturellement, tout simplifier, des souvenirs jusqu’à la représentation.

N.– Avez-vous conçu Fair Weather (4) de la même manière ? Il me semble que la structure du roman graphique s’y ressent plus. Des souvenirs plus anciens demandent sans doute un travail de développement plus conséquent ?

Joe Matt – De tous les albums que j’ai réalisés, Fair Weather me semble le plus « fictionnel » car je l’ai conçu comme étant une histoire autonome. C’est pour cette raison que les éléments dramatiques ont pris le pas sur tout le reste, situation que je considère comme étant la faiblesse générale de cet album. Aujourd’hui, je déteste cette fin par trop sentimentale mais c’était le meilleur moyen de conclure prématurément cette histoire et pouvoir enfin revenir à des récits de ma vie actuelle.

N.– La couverture de Fair Weather magnifie la dernière case de l’album, la rend intemporelle par ses couleurs et sa taille. Celle de Peepshow rappelle Crumb. D’autres poursuivent le récit. Comment concevez-vous les couvertures de vos bandes dessinées ?

Joe Matt – J’envisage mes couvertures comme s’il y avait une image prédominante et unique qui pourrait incarner le « thème » (à défaut d’un mot plus adéquat) de l’album, qu’il soit un roman graphique ou un simple numéro de la série.

copyright: Joe Matt (inédit)

N.– Vous rehaussez votre Peepshow #13 de rouge. Est-ce pour rajouter un rythme visuel à cette longue discussion qui se déroule dans le café ?

Joe Matt – J’ai rajouté la couleur rouge dans mes bandes dessinées pour compenser le manque de tonalités de gris que je percevais dans mon dessin. Lorsque ces numéros seront réunis en album, je changerai la couleur rouge par une autre… une couleur moins intense.

N.– Y a-t-il des planches que vous n’éditez pas ?

Joe Matt – Vous voyez chaque planche que je dessine. Je ne garde rien pour moi. Tout l’intérêt quand je les réalise est qu’elles soient lues. A mon opinion, l’expression de soi et la communication vont de paire.

N.– Pensez-vous aux réactions de vos lecteurs lorsque vous écrivez vos albums ? Vous dites-vous parfois : « cette histoire ne les intéresse peut-être pas » ?

Joe Matt – J’essaie de ne pas penser aux lecteurs ni à leurs réactions lorsque j’écris. Je ne les oublie jamais non plus. Je tente simplement de me concentrer sur l’expression de la Bande Dessinée, sur ce que le lecteur en perçoit et non pas sur ce qui est dit dans les faits.

N.– Votre travail d’écriture est-il un exutoire à vos angoisses ou à vos frustrations ?

Joe Matt – Mon écriture est un exutoire à mes frustrations et à mes agonies… ou plutôt ces dernières nourrissent mon écriture mais elles ne résolvent rien entièrement. Je me sens momentanément mieux de les avoir exprimées mais les problèmes semblent toujours rester.

N.– Il y a une grande évolution dans vos dessins entre Peep Show et Fair Weather. Vous allez vers une épuration dans votre style graphique. Pourriez-vous expliquer ce cheminement ? Avez-vous le sentiment de retourner à l’essence de la Bande Dessinée comme Will Eisner ou Art Spiegelman ?

Joe Matt – J’ai essayé d’épurer et de simplifier mon style graphique. A nouveau, le Maus de Spiegelman marque ici son influence… au point que je dessine à échelle comme Spiegelman dans une volonté de simplifier. La taille de mes planches originales est de 15 centimètres sur 23.

N.– Risquons-nous alors de voir un Joe Matt avec une tête de souris, de chien ou de grenouille d’ici peu ?

Joe Matt – Qui sait ? Je vais très probablement poursuivre dans la voie de la simplification.

N.– Vous avez créé une relation intime avec Chester Brown et Seth. Dans quelle circonstance est-ce arrivé ? Pensez-vous que cela soit lié à une sensibilité commune ?

Joe Matt – Chester Brown, Seth et moi sommes devenus meilleurs amis assez naturellement. Cela est dû en partie au fait que nous partageons la même sensibilité et en partie pour des raisons qui restent un mystère pour moi. La dynamique de nos personnalités semble fonctionner selon une sorte d’alchimie… parfois un peu trop bien d’ailleurs… Cette alchimie est véritablement basée sur un respect mutuel et une admiration de l’oeuvre de chacun. Je ne sais pas… ce n’est pas évident à analyser. Je suis tout simplement reconnaissant de leur amitié.

N.– Votre relation avec ces deux auteurs a-t-elle une influence sur votre travail artistique ?

Joe Matt – Chester et Seth ont sans doute été les deux plus grandes influences sur mon travail après Crumb et Spiegelman. Ils sont de véritables artistes, dans tous les sens du terme… leurs systèmes de valeur, leurs capacités critiques, leurs éthiques de travail… j’ai fait de mon mieux pour leur ressembler. Mais en vérité, je me sens plus comme Ringo traînant aux côtés de John et Paul, conscient au fond qu’il ne joue pas dans la même catégorie. Quoi qu’il en soit, je pense que je ne serais pas la moitié de l’auteur de bd que je suis devenu sans leurs conseils avisés.

N.– A-t-il été difficile de trouver votre place dans les rayons au milieu de toute cette production d’albums de super-héros ?

Joe Matt – Lorsque je réalise mes bandes dessinées, je ne pense pas aux libraires spécialisées en bandes dessinées ni aux chiffres du marché des super-héros. Je tente simplement de créer des albums en espérant qu’ils seront assez bons au final pour leur assurer une place dans les librairies qu’elles soient générales ou spécialisées.

N.– Comment décririez-vous le statut de la Bande Dessinée aux Etats-Unis et au Canada ?

Joe Matt – Je pense que les Américains et les Canadiens sont assez semblables lorsque l’on en vient à leur perception de la Bande Dessinée. La plupart d’entre eux s’en désintéressent ou y sont indifférents. Leur perception reste celle des associations infantiles ou d’infériorité.

N.– Vous qui avez vécu quelques temps au Canada, pensez-vous qu’une nouvelle génération d’auteurs y émerge actuellement?

Joe Matt – Je pense que cette nouvelle génération d’auteurs, canadiens et américains, existe déjà. Ceux-ci, dont je fais partie, sont radicalement différents de leurs prédécesseurs au niveau leurs sensibilités.

N.– Je suppose que cette différence de sensibilité ne se limite pas à être attiré comme vous par des femmes très fines alors que Crumb aimait les rondeurs…

Joe Matt – Je vois la génération qui me succède comme étant plus libre, moins névrosée, moins rebelle et ayant une approche de la Bande Dessinée qui privilégie le dessin de manière bien plus importante que l’écriture.

N.– Et voyez-vous une différence de sensibilité entre les auteurs canadiens et américains ?

Joe Matt – Ici non plus, je ne vois pas une grande différence entre les deux. Même au niveau des pays, je ne vois pas de différences notables à l’exception de la politique. C’est malgré tout la même culture nord-américaine. A cette autre exception que les Canadiens souffrent d’un complexe d’infériorité collectif qui leur donnent peut-être plus de ténacité. Il y a aussi très clairement un plus grand pourcentage de personnes intelligentes au Canada mais, comme je l’ai dit, la culture se ressemble… centres commerciaux hideux, télévision infecte, consumérisme rampant, gouvernements inefficaces et stupides, etc.

N.– Mon objectif au travers des XEROXED est de faire découvrir des auteurs anglais et nord-américains. Pouvez-vous me dire lesquels vous ont intéressé durant votre enfance et ceux que vous suivez aujourd’hui?

Joe Matt – Mes auteurs de bandes dessinées préférés de tous les temps restent : Frank King, Charles Schulz et George Herriman. Après eux je classerais : Harold Gray, Chester Gould, Segar, Crane, Crockett Johnson, Barks et la liste continue (5)… Mes contemporains favoris comprennent Ben Katchor, Dan Clowes, Chris Ware, les frères Hernandez, Jim Woodring, Charles Burns, Joe Sacco et bien d’autres que j’oublie sûrement (6)… Durant mon enfance je lisais beaucoup d’Archie, Dennis the Menace, Little Lulu, Uncle Scrooge, Peanuts… mais mes goûts sont allés sur leur déclin durant mon adolescence pour se perdre dans la bande dessinée de super-héros mainstream (seul Kirby valait la peine de s’y intéresser) (7).

N.– Quel sont les auteurs européens qui ont influencé votre travail ?

Joe Matt – Pour les auteurs européens… Hergé arrive nettement en tête. J’aime et possède tous ses albums. Par contre celui que je préfère actuellement est Jason (8). Il ne cesse de s’améliorer. J’aime son dessin, sa sensibilité et son humour.

N.– Vous n’êtes pas ce qu’on pourrait appeler un auteur prolifique. C’est dû à la paresse ? Au perfectionnisme ? Aux deux ?

Joe Matt – Je suis le bâtard le plus paresseux de cette planète ! C’est un fait ! De plus, je suis un perfectionniste absolu… il y a plus de typex que d’encre sur mes planches (9). C’est un véritable cauchemar d’être moi et d’abattre ne fusse qu’un peu de travail. Je préfère lire, rouler à vélo, dormir, manger, me masturber ou rendre visite à des amis que de dessiner. Ce n’est pas seulement que je travaille lentement… je fais tout lentement ! C’est tout simplement horrible comme le temps passe vite à mes yeux. Rajoutez à ça que je suis toujours seul et misérable ! Comment des mecs s’arrangent pour garder leurs copines est une énigme pour moi. Quoi qu’il en soit, beaucoup trop de mon énergie est gaspillée à essayer d’avoir une copine ou à me transir dans la douleur de ne pas en avoir une (en d’autres termes : dans la masturbation compulsive). Telle est ma malédiction.

N.– Et pour conclure : est-ce que répondre à ces questions est une occasion pour vous de ne pas « abattre ne fusse qu’un peu de travail » ?

Joe Matt – Non, y répondre est pour moi un prétexte pour quitter ma chambre et aller à la bibliothèque (10). Je n’ai pas d’ordinateur et je n’en veux pas. Si j’en avais un, je perdrais tout mon temps dessus… et je ne sous-entends pas ici que ce serait pour aller visiter des sites pornographiques (je continue à préférer mes montages vidéos). Je resterais collé dessus à jouer aux échecs, envoyer des e-mails et visiter le site du Comics Journal. Je pense que les ordinateurs sont aussi pervers que la télévision. Ils sont débilitants par un aspect séducteur identique et je n’ai pas la force de leur résister si j’en ai dans ma chambre. Je ne crois pas que la génération actuelle soit non plus consciente de la condamnation générale de la technologie. Je n’aime pas les voitures pour les mêmes raisons. Il n’y a tout simplement pas de substitut à l’exercice physique, à la lecture d’un livre ou au fait de créer avec ses deux mains. Ce sont des choses qui sont bonnes et saines pour soi. Ceci étant dit, je regarde quand même mes vidéos quatre heures chaque jour. Mais au moins, toutes ces autres choses ne menacent pas plus mon temps libre.

3. Notes

(1) Harvey Pekar est l’auteur d’American Splendor, une série dédiée à rendre avec un maximum de réalisme la vie quotidienne aux Etats-Unis.
(2) Art Spiegelman ne se présente plus… Pour ceux qui n’auraient pas encore découvert son album Maus, n’hésitez plus ! Spiegelman y retranscrit avec génie le témoignage de son père, un survivant de la Shoah.
(3) Les bandes dessinées américaines sont principalement éditées sous forme de petits fascicules d’une trentaine de pages avant d’être réunis en romans graphiques.
(4) Fair Weather évoque l’enfance de Joe Matt dans les années ’70 et a été traduit sous le titre Les Kids aux éditions du Seuil.
(5) - Frank King (1883-1969) : auteur de Gasoline Alley, une série très populaire de strips qu’il dessina de 1918 à 1951.
- Charles Shulz (1922-1999) : auteur des Lil’l Folks mais surtout des Peanuts (les aventures de Charlie Brown, Snoopy et leurs amis).
- George Herriman (1880-1944) : auteur de Krazy Kat qui reste une référence quasi incontournable pour beaucoup d’autres artistes dont Art Spiegelman.
- Harold Gray (1894-1968) : auteur de Little Orphan Annie, une série de strips qu’il dessina avec talent durant 45 ans.
- Chester Gould (1900-1985) : auteur du fameux Dick Tracy.
- Elzie Crisler Segar (1894-1938) : auteur de Thimble Theatre, une série de strips dans laquelle Popeye vit le jour en 1929.
- Royston Campbell Crane (1901-1977) : auteur de Wash Tubbs, Captain Easy et Buz.
- « Crockett Johnson » Leisk (1906-1975) : auteur de Barnaby qui innova en intégrant un lettrage mécanique dans ses bulles.
- Carl Barks (1901-2000) : cet auteur est bien sûr le plus célèbre dessinateur de Donald Duck et d’Uncle Scrooge (Oncle Picsou). Son influence marque aussi un auteur comme Lewis Trondheim.
(6) - Ben Katchor est l’auteur du Juif de New-York, un album que l’on peut retrouver en français chez l’éditeur Frémok, et des Histoires Urbaines de Julius Knipl parues chez Casterman Ecritures.
- Daniel Clowes est l’un des auteurs majeurs de la génération américaine actuelle. On le connaît principalement pour son Ghost World (en français chez Vertige Graphic) et sa série Eightball. Il est aussi édité chez Cornélius (Comme un gant de velours pris dans la fonte, David Boring) et Rackam (Caricature).
- Chris Ware a reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 2003 pour son monumental Jimmy Corrigan (éditions Delcourt). Ses expérimentations narratives et graphiques révolutionnent le paysage actuel de la Bande Dessinée.
- Les frères Hernandez sont les auteurs de Love and Rockets (en français chez Rackham), une série qui marqua fortement toute une génération de lecteurs dans les années ’80 et au début des années ’90.
- Jim Woodring est l’auteur entre autres de Frank, un album à l’univers psychédélique édité en français par l’Association.
- Charles Burns est l’un des maîtres contemporains du noir et blanc. Ces albums à l’ambiance malsaine sont de véritables merveilles (Black Hole chez Delcourt, Big Baby et Fleur de Peau chez Cornélius).
- Joe Sacco est un auteur très particulier puisqu’il réalise des reportages journalistiques en bande dessinée. Ses Palestine (Vertige Graphics) et Gorazde (Rackham) lui valent la reconnaissance des journalistes autant que des auteurs de bd.
(7) - Archie : série de strips à grand succès crée en 1941 par Bob Montana.
- Dennis the Menace : série américaine créée en 1951 par Hank Ketcham et connue chez nous sous le nom de Dennis la Malice.
- Little Lulu : série créée en 1935 par Marge Henderson.
- Jack Kirby (1917-1994) : ce monstre sacré de la Bande Dessinée américaine a co-créé Captain America (1941) et les Fantastic Four (1961). Il est aussi l’auteur de New Gods, The Forever People et Mister Miracle dans lesquels on peut admirer tout son génie graphique.
(8) Jason est bien entendu cet auteur norvégien que vous avez déjà eu l’occasion de rencontrer à la Bulle d’Or lors de deux séances de dédicaces. Ses albums (Attends, Chhht !, Dis-moi quelque chose, Le Char de Fer) jouissent d’une reconnaissance critique importante et sont édités en français par l’éditeur suisse Atrabile. Chez Carabas, on retrouve son prermier album couleur: Je vais te montrer quelque chose.
(9) De fait, il y a même du typex sur la lettre qu’il m’a envoyée…
(10) Joe Matt m’a envoyé une partie de ses réponses depuis l’ordinateur d’une bibliothèque publique.

(Entretien avec Joe Matt réalisé mi-décembre 2003 par lettres et courrier électronique. Traduit de l’anglais. Publié dans le XEROXED #1 en janvier 2004 accompagné de 12 illustrations inédites. Ce carnet était offert à l'achat d'un album de Joe Matt. Copyright Joe Matt/Nicolas Verstappen)