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Avec son George Sprott paru dans la collection Outsider des éditions Delcourt il y a quelques mois, Seth pose un nouveau jalon majeur de son oeuvre. Le somptueux album synthétise en effet chacune des diverses étapes qui ont marqué son parcours créatif depuis La vie est belle malgré tout en passant par Wimbledon Green. Comme Orson Welles qui résumait dans son Citizen Kane un peu plus de 40 ans de cinématographie, Seth parvient à y intégrer toutes ses influences pour nous offrir un résultat qui dépasse de loin la somme de ses parties.
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Nicolas Verstappen – Dans Wimbledon Green et George Sprott, votre narration se rapproche de celle du film Citizen Kane où l’on découvre un personnage au travers d’une multiplicité de points de vue et de témoignages. L’œuvre d’Orson Welles a-t-elle une influence aussi importante sur votre travail que celle de Chris Ware (dont vous soulignez l’impact dans votre introduction de Wimbledon Green)?
Seth – Si le travail de Chris Ware et Chris lui-même ont eu une influence considérable sur ma façon de concevoir la bande dessinée durant ces dix dernières années, les films Citizen Kane et The Magnificent Ambersons d’Orson Welles ont eu sur moi un impact véritablement « séminal ». J’ai vu ces deux films très régulièrement durant mon enfance à côté de ma mère (c’est elle qui choisissait de les voir, pas moi). A l’adolescence, ils avaient fini par exercer sur moi une étrange fascination. Je les regarde tous les deux plusieurs fois par an si bien que j’en connais le moindre détail. Ils se sont si profondément enracinés dans mon cerveau que je n’ai pas réellement pris conscience de tout ce que je mettais d’Orson Welles dans Wimbledon Green et George Sprott. Lorsque j’y réfléchis bien, je pense que ces films forment dans le fond de mon esprit une sorte de canevas premier de ce que je considère comme étant un récit. En d’autres termes, je pense que la structure de ces deux films est ce qui me vient directement en tête lorsque je commence à envisager une histoire. Cela donne une forme à mes idées. Je ne me suis aperçu de tout cela que très récemment.
NV – La publication originale de Geoge Sprott dans les pages du New York Times a-t-elle modifié votre traitement du récit ? La grande dimension des pages a-t-elle posé un problème au départ ou les avez-vous envisagées comme un vaste terrain de jeu ?
Seth – Lorsque j’ai débuté ce récit pour le Times, ma principale préoccupation fut d’être limité à une seule planche par semaine. J’étais habitué à raconter mes histoires au travers de sections de pages plus conséquents. J’ai souvent besoin de trois ou quatre planches pour mettre une séquence en place et l’on me demandait de travailler dans ce cadre-ci sur base d’une planche par semaine et d’un total de vingt-cinq planches en tout. J’en ai conclu que je devais changer ma façon d’envisager la narration. J’ai décidé que la seule façon de procéder était de faire de chaque planche un chapitre à part entière de l’histoire. De cette manière, je permettais au lecteur de découvrir un récit relativement complet chaque semaine et je me forçais par la même occasion à bousculer mes capacités de narrateur. Bien entendu, je dus m’éloigner du type de narration « naturaliste » que j’affectionne (à savoir suivre le personnage alors qu’il vaque lentement à ses pérégrinations). Cela impliqua aussi qu’il y aurait moins d’espace consacré au silence qui est, je crois, l’un des éléments importants du type de récits que je raconte. Par contre, cela m’ouvrit la possibilité d’aborder une narration fragmentée qui correspondait bien au personnage. Je voulais que l’histoire de George reste imprécise et ouverte à l’interprétation, que le lecteur se fasse sa propre opinion sur George et sur sa vie. Pour atteindre cet objectif, il était important de priver le lecteur de certains éléments du tableau. La publication épisodique et hebdomadaire du récit dans le New York Times s’avéra donc parfaite pour le type d’histoire que je voulais raconter. Lorsque j’ai réuni ces planches dans un livre, rajoutant des pages et des illustrations, j’ai pu aller encore un peu plus loin dans cette démarche. J’ai appris énormément en travaillant sur George Sprott.
NV – Vous présentez chaque témoignage sur une planche spécifique et vous le centrez de manière à laisser un important contour qui l’isole au milieu de la page. Cette « isolation » des témoignages a-t’elle pour objectif de leur donner un aspect encore plus fragmentaire, de les faire apparaître comme des éléments détachés d’un puzzle ?
Seth – Votre interprétation est intéressante. Elle me plaît mais je dirais que je n’ai pensé qu’en termes de « design ». Pour être honnête, j’aimais tout simplement l’idée de voir ces planches comme des monolithes dressés au milieu de la page. Rien de plus…
NV – Comment avez-vous conçu la liste des différents personnages secondaires qui nous offrent leurs points de vue sur George Sprott ? Aviez-vous élaboré cette liste avant de démarrer l’écriture de l’album ou ces personnages se sont-ils rajoutés progressivement?
Seth – L’élaboration de ces personnages fut organique. J’ai tout d’abord envisagé les informations qui devaient être dévoilées sur George Sprott. Il me fallait donc créer des personnages qui livreraient ces « informations » lors de leurs interviews. A chaque fois qu’un personnage était nécessaire, je le créais aussitôt. Au bout de quelques semaines de travail d’écriture, j’avais une vue d’ensemble de tous les personnages et de toutes les séquences utiles à la narration. Cette préparation fut donc très minutieuse. Comme il me fallait également construire chaque planche de manière spécifique, mon planning devint vite très serré. En commençant avec un mois d’avance, je finis la dernière planche pour le New York Times à seulement un jour du délai fixé par le journal.
NV – Dans l’ouvrage In the studio with Contemporary Cartoonists, vous mentionnez de nombreux auteurs de bandes dessinées du milieu du vingtième siècle dont la vie semble vous passionner. Avez-vous déjà envisagé d’écrire la biographie de ces auteurs plutôt que celle de personnages de fiction comme Sprott, Kalo ou Wimbledon Green ? Est-ce important pour vous de passer par la fiction ou plutôt par ce besoin de faire croire à vos lecteurs que vos personnages ont réellement existé ?
Seth – Mon intérêt premier dans la vie est de raconter des histoires et de dessiner des images. Je fais cela depuis mon enfance. Je pense en définitive que cela tient simplement d’une tentative de saisir le monde qui est à l’intérieur de soi pour le sortir de son corps et de son esprit en lui donnant une physicalité. Pour ma part, la bande dessinée est le meilleur moyen d’y parvenir. La séparation qui existe entre la réalité intérieure et la réalité extérieure est la chose la plus profonde que nous expérimentions en tant qu’êtres humains. Elle définit notre sentiment étrange et mystique d’être vivant. Communiquer cette expérience (et toutes les expériences liées au sentiment d’être vivant) est à la base de mon travail. C’est la base-même de l’Art. J’écris de la fiction car elle est un moyen simple et approprié pour exprimer tout cela. L’autobiographie aussi est une méthode adéquate mais je considère la fiction comme étant une façon plus directe pour y parvenir. S’utiliser comme un personnage crée finalement de nombreuses barrières entre l’auteur et le lecteur.
Le travail que j’effectue en tant qu’historien/collectionneur/maquettiste est plutôt le résultat secondaire d’années passées à apprendre à être un auteur de bandes dessinées. Vous apprenez en étudiant ceux qui étaient là avant vous. L’étude de ces auteurs mène parfois à l’élaboration d’albums(ou d’articles). En tant qu’auteur de bandes dessinées, vous « adoptez » vos propres ancêtres, vous regardez en arrière et les auteurs avec qui vous entrez dans une résonnance particulière deviennent des proches spirituels. Un lien étroit se développe parfois entre vous et ces dessinateurs disparus. S’ils sont oubliés, vous ressentez le besoin de sauver ces œuvres qui furent le fruit de toute une vie. Vous ne pouvez alors souhaiter que, dans l’avenir, un dessinateur ressente la même chose à votre égard et tente de sauver votre travail de l’obscurité.
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(Entretien réalisé en août 2009 par courrier électronique - copyright 2010 Nicolas Verstappen & Seth)
(Entretien réalisé en août 2009 par courrier électronique - copyright 2010 Nicolas Verstappen & Seth)