XEROXED (III): Craig Thompson
1. Xeroxed (II)??? Couverture du Xeroxed #2 - 11 septembre 2004 - copyright Nicolas Verstappen
Je passe tout de suite au Xeroxed #3 car le deuxième numéro de la micro-revue ne sera pas reproduit sur le blog. Le Xeroxed #2 reprenait trois histoires courtes dessinées par Nick Bertozzi, Kevin Nowlan et Bryan Talbot qui étaient consacrées aux attentats du 11 septembre 2001. Il était offert à l'achat de l'album A l'Ombre des Tours Mortes d'Art Spiegelman (chez Casterman). Les trois auteurs m'ont donné l'autorisation de reproduire ces récits dans le cadre d'un carnet au tirage limité à 100 exemplaires (aujourd'hui épuisé). Pour retrouver ces récits, il faut donc se reporter aux anthologies 9-11: Emergency Relief (Alternative Comics, 2000) et 9-11: Artists Respond Volume 1 (Chaos! Comics/Dark Horse/Image, 2002) .
2. Top Shelf
C’est en 1995 que Brett Warnock met sur pied l’anthologie Top Shelf, une revue de qualité destinée à la promotion de jeunes auteurs de bandes dessinées. Il s’associe en 1997 à Chris Staros pour faire de Top Shelf une structure éditoriale plus large qui compte aujourd’hui une centaine de publications et jouit d’une très bonne reconnaissance critique. Le catalogue de cette maison d’édition s’est construit autour d’une génération d’auteurs plus jeune que celle de Fantagraphics et Drawn & Quarterly et dont les premiers mini-albums étaient souvent photocopiés et autoédités. On y retrouve Craig Thompson (Adieu, Chunky Rice et Blankets), James Kochalka (Kissers chez Ego Comme X) ou encore Dylan Horrocks (Hicksville à l’Association). Top Shelf distribue aussi les albums les plus alternatifs d’Alan Moore (dont From Hell) et éditera cette année l’intégrale de son œuvre érotique baptisée Lost Girls.Cette maison d’édition américaine affiche aujourd’hui clairement sa volonté de toucher un public plus large que celui des « snobs élitistes (1)» et devrait nous réserver encore de belles surprises au vu des jeunes auteurs atypiques qu’elle a su dénicher.
3. Craig Thompson
Né en 1975 dans le Michigan, Craig Thompson grandit dans une petite ville isolée du Wisconsin. Adieu Chunky Rice (2), son premier roman graphique, lui permet de remporter le Harvey Award du Meilleur Jeune Talent en 1999. Afin de pouvoir payer ses factures durant la réalisation de son monumental Blankets - Manteau de Neige (chez Casterman), Craig Thompson accepte de nombreuses commandes pour DC Comics, Dark Horse (Star Wars, Hellboy, Scatterbrain (3)) ou encore Marvel (Spiderman). En janvier 2005, Casterman a aussi publié son album Un Américain en Balade qui retrace ses voyages au Maroc, à Barcelone et en France. Une présentation très complète de l’auteur est disponible sur son site internet : ici
Dessin tiré de Blankets . La légende a été modifiée pour le Xeroxed. Copyright Craig Thompson.
4. Entretien avec Craig Thompson
Couverture du Xeroxed #3 - mars 2004 - copyright Nicolas Verstappen
Nicolas – Il est assez difficile de trouver en Belgique les tous premiers albums que vous avez réalisés avant de signer chez Top Shelf.
Craig Thompson – C’est normal, mes trois premiers albums sont en fait difficiles à trouver n’importe où. Je les ai autoédités et imprimés à très peu d’exemplaires.
N. – Comment les décririez-vous ? Plus proche de l’univers du conte comme Adieu, Chunky Rice ou du genre autobiographique comme Blankets ?
Craig Thompson – Ces albums étaient assez proches d’Adieu, Chunky Rice mais dans un style plus spontané, plus direct. Le dessin restait néanmoins proche du « cartoon ».
N. – Dans le Spoutnik n°4, le récit Station of the Cross (4) se termine sur l’image de Jésus se faisant avaler par un tombeau à la mâchoire monstrueuse. J’ai l’impression que tous vos récits dénotent ce sentiment à la fois effrayant et attirant d’être englouti. Ainsi dans le rendu graphique de votre œuvre, on découvre souvent des intestins (Barnyard Animals), des entrailles (Scatterbrain) ou des séquences de digestion ou de vomissement (Hellboy (5)).
Craig Thompson – Je pense que j’éprouve en effet ce sentiment mais principalement à un niveau inconscient. J’ai constamment cette impression d’être submergé, d’être emporté par une vague d’émotions.
N - Cette peur d’être englouti par le Péché, la Ville ou l’âge adulte vous vient de votre enfance passée dans une région isolée et vécue sous le poids d’une éducation puritaine ?
Craig Thompson – Oui, ça ne fait aucun doute. Je viens d’un milieu très protégé et qui pousse finalement à se sentir dépassé. Mais cela peut avoir ses bonnes choses. Je lui dois en fait beaucoup.
N. – Au vu des si nombreuses critiques élogieuses à votre égard, vous n’avez pas peur d’être submergé par le succès et la gloire ?
Craig Thompson – (Rires) Non, je ne pense pas. Un auteur aussi connu que Daniel Clowes l’est finalement à un même niveau que peut l’être un sportif. Cette reconnaissance n’existe qu’au sein d’un milieu bien précis. Ca n’a finalement pas d’importance. Le monde de la Bande Dessinée reste un domaine culturel tellement restreint qu’il vient difficilement perturber l’esprit des auteurs.
N. – Vos personnages d’Adieu, Chunky Rice trouvent leurs origines dans les jeux d’enfants que vous partagiez avec votre frère Phil et le récit est quant à lui assez proche d’un livre comme le Petit Prince. De prime abord, on pourrait penser que cet album est fort différent de Blankets mais il est intéressant de constater qu’il n’en est rien. Vous signalez en effet dans votre interview pour Newsarama (6) que « l’histoire de Blankets est la même que celle d’Adieu, Chunky Rice mais rendue avec plus de réalisme et de sérieux ». C’était une volonté de votre part ?
Craig Thompson – Le Petit Prince est un livre que j’ai beaucoup aimé et Adieu, Chunky Rice trouve bien son origine dans mon enfance mais son lien avec Blankets n’était pas volontaire. C’est en travaillant sur ce dernier que je me suis aperçu que j’abordais le même thème mais d’une manière différente. Je l’attaquais de front, avec plus de maturité. Découvrant cela, j’ai eu un peu peur du résultat mais je suis finalement satisfait.
N. – Un autre lien que l’on pourrait faire avec Saint-Exupéry se situe à un niveau graphique. Vos personnages sont souvent entourés de signes abstraits, de créatures angéliques ou démoniaques. Faites-vous transparaître par là l’idée que l’important est invisible aux yeux ?
Craig Thompson – Oui. Une de mes principales motivations en tant que dessinateur est de réussir à rendre tous ces éléments définissables. Même au niveau du scénario, je me suis toujours éloigné d’une écriture traditionnelle. Je n’y trouvais jamais assez de liberté pour y définir ce que je ressentais ; j’ai eu besoin d’un album particulièrement volumineux pour trouver un espace d’expression adéquat.
N. – Vous semblez d’ailleurs apprécier de travailler sur des formats de page assez différents. Le format standard américain doit être particulièrement frustrant pour des auteurs qui utilisent comme vous un style plus ample et plus direct.
Craig Thompson – Oui. Le format américain est tout simplement effroyable. Je ne comprends pas qu’on puisse en rester à un format de page aussi restreint. Je n’aime pas non plus cette idée de prépublication en petits fascicules de 24 pages. Ce format trouve son origine dans la culture pop et il n’a pas changé depuis alors que son contenu a évolué. Vraiment, j’ignore pourquoi on en reste là !
N. – La revue Nickelodeon pour laquelle vous travaillez régulièrement vous offre un espace d’expression bien plus large. Vous y réalisez des découpages et des compositions tirants partis d’un format de page plus grand. Vous vous inspirez aussi des travaux d’expérimentation de Lewis Trondheim, de l’OuBaPo (7) et de Scott McCloud (8). Vous êtes attiré par cet aspect ludique de recherche, de défi graphique et narratif ?
Craig Thompson – Oui et non. J’apprécie principalement la revue Nickelodeon pour son intérêt économique. C’est elle qui m’a fait vivre ces cinq dernières années, il s’agit d’un travail alimentaire. Je préfère travailler sur des récits plus conséquents mais comme la revue me commande des récits en une planche, je les utilise comme terrain d’expérimentation. Cet aspect de limitation devient une motivation. J’ai envie de dépasser cette contrainte et je joue donc avec des aspects graphiques.
N. – Les planches que vous réalisez pour Nickelodeon sont en couleurs mais vous semblez rester plus fidèle à une esthétique du noir et blanc.
Craig Thompson – Oui, je préfère le noir et blanc sans l’ombre d’un doute. Les mises en couleurs m’exaspèrent et ce principalement parce que je les réalise par ordinateur. J’aime le contact du papier et tout cet aspect calligraphique que l’on peut tirer de l’encre noire, de son côté épais et profond.
N. – Dans Blankets, vous utilisez de nombreuses transitions de séquences par transformation (une assiette devient par exemple un volant). Trouvent-elles leur origine dans votre travail pour un studio d’animation ?
Craig Thompson – Je ne pense pas qu’il y ait vraiment un lien entre mon travail sur le dessin animé Jimmy Neutron et ce type de transitions. En fait, j’ai accepté cet emploi pour payer mes factures. Par contre, j’ai toujours été fasciné par l’animation et j’ai effectivement observé les techniques que je pourrais appliquer à la Bande Dessinée.
N. – Vous y utilisez aussi des enchaînements de séquences que Scott McCloud définit comme étant de « point de vue à point de vue » (à savoir : « plutôt que d’établir un pont entre deux cases distinctes dans le temps, le lecteur rassemble des fragments épars, qu’il va percevoir comme simultanés (9)»). On retrouve par exemple une case d’un extérieur enneigé liée à une case où vos personnages sont allongés autour d’une bougie. Ces transitions créent un effet d’intemporalité. Cette technique est assez rare en Occident.
Craig Thompson – Oui. Scott McCloud montre bien dans son album que c’est une technique courante dans la Bande Dessinée japonaise. Et je pense que c’est en effet le manga qui me l’a inspirée. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d’enfance, je me rappelle avoir acheté des mangas. C’est une influence importante. Le cinéma et surtout le cinéma indépendant ont aussi sur moi un impact conséquent.
N. – J’ai été surpris de découvrir dans votre interview avec Mike Whybark (10) que Will Eisner ne faisait pas partie de vos inspirations directes. J’avais pourtant le sentiment que Blankets trouvait assez naturellement ses racines dans un album comme A Contract with God (11) . Quels sont donc vos auteurs de référence ?
Craig Thompson – Baudoin (12) est l’auteur auquel je me référerais le plus certainement.
N. – Avec des références comme Trondheim et Baudoin, vous vous sentez donc plus proche d’une sensibilité européenne ?
Craig Thompson – Très certainement. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Blankets, j’ai eu la chance de tomber sur le Comix 2000 (13) de l’Association. C’était la première fois que je découvrais la plupart des auteurs présents dedans. Je me suis intéressé à leurs autres travaux et principalement à ceux de Baudoin, Blutch, Trondheim et Sfar. J’apprécie aussi le travail de Christophe Blain. Leur rencontre a été un moment déterminant pour moi. Ils ont tous une grande influence sur mon propre travail.
N. – Comment faites-vous le lien entre cette anthologie d’histoires courtes muettes qu’est le Comix 2000 et votre album de près de 600 pages ?
Craig Thompson – Tout d’abord, l’impact du Comix 2000 a été de me conforter dans le sentiment d’appartenir à une mouvance d’auteurs partageant la même sensibilité que moi. Je pouvais me lancer dans ce projet avec un certain nombre de repères. Ensuite, c’est l’ampleur du défi qui m’a impressionné. L’Association a réussi à faire aboutir un projet tout simplement incroyable ; 2000 pages d’un tel niveau ! Quand je me suis retrouvé face à mon propre petit projet, je me suis dis : « Et bien moi, j’arriverai à faire mes 600 pages » ! Le Comix 2000 m’a permis de ne pas abandonner.
N. – L’entreprise est en effet considérable. D’après ce que j’ai recueilli comme informations, Blankets vous a demandé un an d’écriture, deux ans de dessin et six mois supplémentaires pour réaliser le dernier chapitre. Celui-ci a donc été difficile à poser ?
Craig Thompson – La conclusion était en effet la seule chose qui ne fonctionnait pas avec le reste de l’album. J’ai écrit les 8 premiers chapitres puis je suis passé au dessin sans avoir trouver une fin satisfaisante. Le neuvième et dernier chapitre est venu assez tardivement mais surtout plus naturellement, dans la foulée des chapitres que je dessinais.
N. – Pour en revenir à cette notion de nouvelle mouvance d’auteurs, Joe Matt (14) m’a dit lors de notre entretien qu’il voit la génération qui le succède comme étant « plus libre, moins névrosée, moins rebelle et ayant une approche de la Bande Dessinée qui privilégie le dessin de manière plus importante que l’écriture ». Cette définition vous convient ?
Craig Thompson – L’écriture reste aussi importante que le dessin mais je pense que sa remarque est assez juste. Notre génération s’intéresse davantage aux éléments graphiques et au design-même du livre. Elle tend aussi vers un dessin plus expressif que ce qu’on peut trouver dans les bandes dessinées traditionnelles. Mais je dirais que notre génération reste néanmoins névrosée… et même profondément névrosée ! J’ai le sentiment que la névrose de la génération qui nous précède s’est exprimée au travers du cynisme. Nous exprimons la nôtre dans une tentative de capturer la vie, le quotidien comme pour nous rassurer.
N. – La génération précédente avait surtout beaucoup de barrières à faire tomber. Des auteurs comme Crumb ou Chester Brown ont eu cette tâche difficile d’oser les premiers.
Craig Thompson. – C’est exactement ça. Crumb et Brown sont deux de mes plus grandes influences. Ils se sont lancés dans une lutte qui consistait à briser des tabous et ce qui était considéré comme vulgaire. Les auteurs qui les ont suivis se devaient de prendre une nouvelle voie pour ne pas risquer de s’ennuyer.
N. – Un album comme le Playboy (15) de Chester Brown a sûrement dû vous faciliter la tâche lors de l’écriture de Blankets. La séquence de masturbation (16) doit être plus évidente à placer depuis que Brown a osé l’introduire aussi crûment.
Craig Thompson – Oui. C’est vrai. J’ai ri quand j’ai dessiné cette scène de masturbation dans Blankets. Je me suis vraiment dit qu’aujourd’hui personne ne semblait pouvoir se passer de cette séquence dans au moins l’un de ses albums.
N. – La séquence du baby-sitter (17) a aussi dû être difficile à installer. Vous en avez parlé avec votre frère ou votre famille avant de l’introduire dans Blankets ?
Craig Thompson – Oui, j’en ai discuté avec mon frère avant de la dessiner et il a été profondément troublé parce que nous n’en avions jamais parlé. Il avait un vague souvenir que cela s’était produit mais il n’en avait pas la certitude. Le sol semblait se dérober sous ses pieds. Il était là à me dire : « Wow... je… je m’en doutais un peu mais je n’étais pas sûr que ce soit vraiment arrivé… ». Ca a été très perturbant pour lui… et ça l’a été aussi pour moi. C’était d’ailleurs plus perturbant que de dessiner la séquence de masturbation. C’est une scène assez proche de ce qu’a fait Debbie Drechsler (18) .
N. – Il semble aussi que vous ayez eu des moments difficile avec votre famille après la sortie de Blankets.
Craig Thompson – Mes parents ont été assez fâchés de découvrir la manière dont ils étaient dépeints. Ils avaient l’impression d’être présentés comme des monstres, mon père surtout. Ils s’interrogeaient sur ce qui avait pu me pousser à rendre publique ma vie privée, à étaler cette histoire intime devant le « monde ». Mais ils étaient encore plus en colère de découvrir mon abandon du Christianisme. A nouveau, ce fut mon père qui le vécut le plus mal. Après quelques mois, ils ont commencé à accepter l’album et je pense qu’ils en sont assez fiers maintenant qu’il a obtenu une certaine reconnaissance. Ils en parlent même autour d’eux. Il y a seulement l’aspect religieux qu’ils ne digèrent pas et pour lequel ils sont encore fâchés.
N. – Le mouvement chrétien dans lequel vous avez grandi est d’obédience protestante ou catholique ?
Craig Thompson – Aucune des deux. C’est un mouvement qui se nomme « Born Again Christians » et qui est typiquement américain. Il préfère se passer de toute dénomination, se mettant même à l’écart du mouvement évangélique. Il est fondamentaliste et de droite. Je ne sais pas très bien comment le décrire. Je dirais simplement qu’il est américain, une sorte de christianisme sans racine.
N. – Les nombreux dessins d’anges et de démons que vous réalisez sont assez proches de gravures ou d’enluminures mais ne sont donc pas liés à une imagerie catholique.
Craig Thompson – En effet, ces dessins sont plutôt le rendu d’un aspect visuel tiré du fantastique. En fait, alors que j’étais encore adolescent et chrétien, je suis passé par des phases de névrose. Je souffrais de dépressions nerveuses et j’entendais… comment dire… j’avais des hallucinations auditives. J’entendais leurs voix ; j’étais à deux doigts de sombrer dans la folie. Ca a été jusqu’au point où j’ai eu des hallucinations visuelles mais les créatures que je voyais ne ressemblaient pas vraiment à celles que je dessine.
N. – Cet aspect de tourmente est bien rendu dans un de vos récits. Si vous n’avez pas participé au Comix 2000, on retrouve néanmoins dans l’Expo 2000 (19) une histoire courte de 9 planches sur le thème du rejet de l’homosexualité dans le milieu religieux où vous avez grandi. C’est certainement l’histoire la plus sombre que j’ai pu lire de vous. Vous y rendez avec beaucoup d’efficacité la pression constante que deux parents puritains exercent sur leur fils qu’ils voient comme perdu. Le sentiment de culpabilité de ce dernier devient tel qu’il ne peut plus en supporter le poids. Ce récit vous a été inspiré par des faits réels ?
Craig Thompson – Oui. Je n’ai pas vécu cette histoire directement, ce sont mes parents qui me l’ont racontée. En fait, les meilleurs amis de mes parents avaient un fils homosexuel. Ils ont considéré que c’était l’œuvre du diable et l’ont totalement rejeté. Le drame qui s’en suit est révoltant. Tout ça tient d’une telle idiotie.
N. – Dans un tout autre registre, vous avez aussi réalisé une histoire courte mettant en scène Hellboy et deux autres se déroulants dans l’univers de Star Wars (20). Vous vous frottez aux grandes licences de Dark Horse, à quand vous essayez-vous à celle de Buffy, The Vampire Slayer ?
Craig Thompson – (Rires). Je ne sais pas… Ces histoires étaient aussi des commandes mais j’ai apprécié travailler dessus. J’aimerais parfois pouvoir en faire moins pour plancher sur mes propres projets mais je dois bien payer mes factures.
N. – L’histoire de Star Wars concernant les Ewoks m’a vraiment plue, je cherche désespérément celle sur les Wookiees…
Craig Thompson – Elle est plus difficile à trouver car elle est parue dans un magazine pour les rôlistes de Star Wars. Je la préfère d’ailleurs à l’histoire des Ewoks. Ces récits sont des parodies de toute cette culture américaine.
N. – Outre pour Dark Horse, vous avez aussi travaillé pour Marvel. Vous y avez réalisé les couvertures des quatre épisodes de Fantastic Four : Unstable Molecules (21) ainsi qu’une histoire courte de Spiderman scénarisée par Brian Michael Bendis. D’où vous est venue cette opportunité ? Du nouveau directeur éditorial ?
Craig Thompson – Non, je suis entré dans le projet Fantastic Four grâce à James Sturm (22). En fait, j’avais signé pour être le dessinateur de cette mini série mais après un mois de recherches préliminaires, je me suis rendu compte que le cœur n’y étais pas. J’ai donc abandonné le projet. Marvel m’a demandé de réaliser les couvertures malgré tout, ce que j’ai fait. J’ai eu le même sentiment face au projet Spiderman qui ne consistait qu’en trois planches ; je n’ai pas du tout apprécié.
N. – Vous ne risquez donc pas de prendre la même voie que Dylan Horrocks qui partage son travail entre des séries « mainstream » et ses projets alternatifs.
Craig Thompson – Non, vraiment pas.
N. – Peut-on un jour espérer retrouver la plupart de vos histoires courtes dans un recueil ?
Craig Thompson – Oui, c’est en projet. Pour le moment, je prépare mon troisième roman graphique dont le titre de travail est Habibi. Lorsque cet album sera terminé, je réunirai toutes les histoires courtes que j’ai écrites dans diverses anthologies ainsi que des illustrations tirées de mes carnets de croquis. Je pense que cela devrait sortir d’ici deux ou trois ans.
N. – Si j’en crois les infos que j’ai trouvées, ce troisième roman graphique se déroulera au Moyen-Orient.
Craig Thompson – Oui, mais c’est une vision très personnelle du Moyen-Orient que j’y présente.
N. – Au vu de la situation délicate entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, faut-il s’attendre à y trouver un sous-texte politique comme dans le récit Ramadan (23) de Neil Gaiman et Craig Russell ?
Craig Thompson – Oui, il s’agit en effet d’une allégorie qui est loin de présenter les Etats-Unis sous leur plus beau jour. Elle met en scène un empire qui s’étend sous la domination d’un leader semblable à Bush.
N. – Cet univers moyen-oriental semble vous plaire pour sa musicalité (24) . Vous partagez l’avis d’Oscar Wilde lorsqu’il dit : « Au point de vue de la forme, le modèle de tous les arts est celui du musicien (25)» ?
Craig Thompson – Oui, je suis d’accord avec lui. C’est ce que je retrouve dans mon expérience de dessinateur.
N. – Cette expérience musicale vous emmène d’ailleurs au point de préparer une « bande-son » qui accompagnera Blankets. Vous avez déjà une idée des morceaux qui la composeront ?
Craig Thompson – Non. En fait c’est encore un projet embryonnaire. J’ai bientôt une réunion avec le musicien en charge de cet album pour définir le sens qu’il prendra. J’aime beaucoup son travail.
N. – Chaque chapitre aurait son morceau musical ?
Craig Thompson – Oui, c’est ce que j’envisage. Ce sera uniquement instrumental, aucune parole.
N. – On retrouvera par contre beaucoup plus de texte dans l’entretien croisé que vous avez réalisé avec James Kochalka et qui devrait paraître sous peu (26)…
Craig Thompson – Oui. Lorsqu’on m’a contacté pour réaliser cette discussion, j’ai d’abord refusé. Puis j’y ai repensé quelques semaines plus tard et je me suis dit que cela pouvait être intéressant d’un point de vue artistique. La discussion avec James Kochalka a été en effet une vraie rencontre. D’autres artistes comme Frank Miller et Jeffrey Brown réaliseront la même expérience et tous ces entretiens seront réunis dans un volume unique.
N. – Merci beaucoup.
(entretien réalisé fin janvier 2004 par téléphone - il est tiré du Xeroxed #3 publié en mars 2004 et qui est épuisé - traduit de l’anglais - copyright Craig Thompson/Nicolas Verstappen)
5. Notes
1) Voir la présentation de Top Shelf sur son propre site internet et la conversation entre Craig Thompson et Gilbert Hernandez dans le Comics Journal #258 (février 2004, page 86).
(2) Cet album a été édité en français par Delcourt. Il est aujourd'hui épuisé mais ressort en janvier/février 2006 dans la collection Ecritures de Casterman.
(3) Scatterbrain est une anthologie bd (Mike Mignola, Dave Cooper, James Kochalka…) dont la présentation très européenne (grand format cartonné couleur) a bénéficié du talent de designer de Craig Thompson. Dark Horse Maverirck, septembre 2001.
(4) Spoutnik 4, la revue de bandes dessinées, éditions de la Pastèque, 4ème trimestre 2002, 4 planches.
(5) My Vacation in Hell as Channelled through the Soul of Craig Thompson in: Hellboy Weird Tales #6, Dark Horse Comics, décembre 2003, 8 planches. Ce récit vient d'être publié en français chez Delcourt dans Hellboy: Histoires bizarres 2 (novembre 2005).
(6) Entretien réalisé par Matt Brady en octobre 2002 et disponible sur le site internet de Newsarama (ici).
(7) OuBaPo ou OUvroir de BAnde Dessinée POtentielle. Ce petit frère de l’OuLiPo (OUvroir de LIttérature POtentielle) a été initié par Thierry Groensteen et l’Association. Trois « oupus » expérimentaux et ludiques sont parus depuis 1997 chez l’éditeur indépendant.
(8) Scott McCloud est l’auteur de L’Art Invisible et Réinventer la Bande Dessinée (Vertige Graphic). Il propose de nombreuses pistes d’expérimentation sur son site internet (ici) dont le fameux « 24-Hours Comics » auquel a participé Craig Thompson.
(9) In : L’Art Invisible, Vertige Graphic, 1999, page 79.
(10) Entretien réalisé en novembre 2003 et disponible sur le site de Mike Whybark (ici).
(11) Will Eisner et A Contract With God sont présentés dans le Golden Chronicles #2, page 4.
(12) Craig Thompson reconnaît d’ailleurs la forte influence de l’album Piero (Le Seuil, 1998) d’Edmond Baudoin pour la mise en place de son Blankets.
(13) Le Comix 2000 est un album hors-collection de l’Association qui regroupe 324 auteurs de 29 pays sur 2000 pages muettes en noir et blanc, 1999.
(14) Entretien avec Joe Matt dans le Xeroxed #1. Janvier 2004, page 11. Cet entretien est aussi disponible sur ce blog: ici.
(15) Cet album est paru aux éditions 400 Coups (2001) et est l’une des références incontournables de la nouvelle génération indépendante américaine.
(16) Voir Blankets, pages n°145 à 148.
(17) Voir Blankets, pages n°18, 29 à 32 et 291 à 293.
(18) Debbie Drechsler (1953 - ) est la dessinatrice de Daddy’s Girl (Fantagraphics pour l’édition anglaise et l’Association pour l’édition française) et de Summer of Love (Drawn & Quarterly pour la version anglaise et l’Association pour la version française). Notre entretien sera bientôt disponible sur ce blog.
(19) The Expo est une anthologie éditée pour accompagner le festival bd alternatif éponyme qui se tient annuellement à Bethesda (Maryland). En 2000, elle regroupait de nombreux artistes dont Seth, Tomine, Lewis Trondheim, David B, Chris Ware, Charles Burns ainsi que le récit sans titre de Craig Thompson. Pour plus de détails, se référer au site internet (ici).
(20) 4 planches pour le Star Wars Tales #5, Dark Horse Comics/Lucas Books, septembre 2000.
(21) Fantastic Four : Unstable Molecules, the true story of comic’s greatest foursome de James Sturm & Davis, Marvel, mars-juin 2003, 4 parties.
(22) James Sturm est l’auteur du Swing du Golem (Seuil, 2002).
(23) Ramadan est une histoire courte parue dans la série The Sandman (n°50) et rééditée dans le sixième volume de la Sandman Library (Fables & Reflections). Elle met en scène la cité de Bagdad telle que rêvée dans les légendes face à celle qui s’effondre aujourd’hui.
(24) Voir interview de Craig Thompson dans le Castermag’ #5, hiver 2003/2004, page 8.
(25) Extrait de la préface au Portrait de Dorian Gray, Le Livre de Poche, Stock, 1960, page 6.
(26) Cet album est paru depuis chez Top Shelf.