mercredi, avril 13, 2011

"SABU et ICHI" de Shôtarô ISHInoMORI

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Au Royaume des Aveugles...
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Vous lisez ces lignes. C'est une évidence. Votre regard passe de mot en phrase sans que vous y songiez. L'acte est naturel, machinal. La vue reste pourtant un don si précieux et si fragile. Ichi ne le sait que trop bien; sa vue lui fut ôtée par un samouraï impétueux qui fit cabrer sur lui sa monture. Il ne fallut pas plus d'un mauvais coup de sabot pour que le malheureux soit plongé irrémédiablement dans les ténèbres. Ichi ne reverra plus jamais le visage de ce samouraï même s'il le croisera à nouveau bien des années plus tard. En attendant ce jour, Ichi a pris l'apparence inoffensive d'un masseur itinérant comme de nombreux aveugles encadrés par les autorités de l'ère Edo. Il dissimule ainsi sa parfaite maîtrise du maniement du sabre. S'entraînant sans relâche jusqu'à exceller dans cet art, perfectionnant son ouïe pour déceler en chacun sa part d'ombre et de lumière, il affronte à chaque instant la terreur que provoque l'obscurité dans laquelle il se débat. Il défie aussi, et surtout, l'obscurité qui gouverne le coeur des hommes. Il vouera dès lors sa vie à rendre la Justice et mettre à nu la Vérité en aidant le jeune Sabu à résoudre des crimes passionnels ou crapuleux. Les enquêtes Rancune, Le Chien Fou ou encore Le Jour de Glace sont de véritables perles du Neuvième Art.

Au cours d'une conversation, Yves Schlirf, le fondateur des éditions Kana, me confia qu'il retrouvait dans cette oeuvre d'IshinoMori toutes les qualités qui font le charme des enquêtes du Félix de Maurice Tillieux. Je ne peux que lui donner raison. La comparaison se justifie tant au niveau de la noirceur qui imprègne les atmosphères et les paysages qu'au niveau de la parfaite maîtrise du rythme et de la tension des récits. Les enquêtes de Sabu et Ichi comme celles de Félix se révèlent donc d'une incroyable modernité sous leur aspect d'oeuvres "classiques". Un chef d'oeuvre à mes yeux! Nicolas
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Sabu et Ichi volume 1 d'IshinoMori, éditions Kana (Sensei)
Sabu et Ichi volume 2, parution ce vendredi 15 avril.
La série comprendra 4 volumes.
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- Une présentation du Gekiga (et du "manga" selon ISHInoMORI).
- Lien vers la présentation de Sabu et Ichi sur le site de Kana.
- Lien vers le site officiel d'ISHInoMORI (page française).

vendredi, mars 25, 2011

"Une vie sans Barjot": un bateau ivre au coeur des ténèbres

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Vous souvenez-vous d'Arthur Même qui, engoncé dans son chapeau melon et sa queue-de-pie trop ample, était contraint de résider sur les murs de la propriété dont il avait été dépossédé? Si la scène ne vous évoque rien, je ne peux que vous conseiller de découvrir Ici Même, ce joyau de l'absurde et de la dérision né de la collaboration entre Jacques Tardi et Jean-Claude Forest en 1978. Mathieu, le personnage central d'Une vie sans Barjot, le dit plus simplement: "C'est génial". Sur la couverture de l'album d'Appollo et Oiry, le jeune homme se prête d'ailleurs au numéro d'équilibriste auquel Arthur Même est soumis par un jugement. Rien ne l'y force pourtant. Pas d'expropriation ou d'avocats ici. Juste une envie d'apesanteur et de liberté. "Ce serait drôle de ne vivre que sur les murs. On verrait le monde de haut. On pourrait aller partout, de jardin en jardin et observer les gens". A 18 ans, le bac en poche, Mathieu préfèrerait en effet ne pas avoir à choisir de vivre d'un côté du mur ou de l'autre. Il préfèrerait ne pas quitter sa ville de province ni ce lourdingue de Barjot pour partir le lendemain sur Paris et suivre sa prépa littéraire. Il préfèrerait rester sur ce mur avec Noémie et traverser avec elle une nuit sans fin, dans cette pénombre qui "change la vision qu'on a des choses familières", qui agit "comme un filtre" sur toutes ces ruelles que Mathieu connaît par coeur mais qui lui apparaissent comme s'il les voyait pour la première fois. Et la dernière peut-être...
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Au-delà de la référence visuelle au Ici Même de Tardi et Forest, Une vie sans Barjot aborde aussi l'absurdité mais une absurdité plus concrète; celle d'avoir à déchausser ses Converse délassées pour enfiler, par la force du système, une queue-de-pie trop large. Servi par une écriture vive et pénétrante et une esthétique qui le rend intemporel, cet ouvrage à la poésie sombre nous donne l'envie, comme L'Homme qui marche de Jirô Taniguchi, d'éviter le confort du chemin le plus court pour s'offrir le luxe d'un détour. Nicolas
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Une vie sans Barjot d'Apollo et Oiry, Futuropolis
Pauline (et les loups-garous) d'Apollo et Oiry, Futuropolis
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- Lien vers notre chronique de Pauline (et les loups-garous).
- Lien vers la présentation de Une vie sans Barjot sur le site de Futuropolis.
- Lien vers le blog de Stéphane Oiry.
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samedi, mars 05, 2011

"T.M.L.P.", le Château et le Cachot

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Ta Mère La Pute (T.M.L.P.) nous emmène au coeur de ces nouvelles cités qui poussèrent comme des champignons en France au début des années '70: "1.100 logements divisés en quatre parties distinctes, chacune avec des noms de poète qu'on ne lira jamais... Une centrale de 300 logements avec une superette et trois autres barres d'immeubles qui l'entoure... Réalisation spectaculaire qui prélude à l'extension de la ville conçue dans un esprit futuriste...". La Cité de Gilles Rochier est bien plus qu'un simple décor, plutôt une matrice organique dont tous les personnages sont les "enfants", omniprésente, à la fois château qui protège et prison qui enferme, sorte de paradis perdu dans lequel va se jouer une tragédie.
Mais le vrai sujet de T.M.L.P., c'est le quotidien des habitants de cette cité. Côté face, une bande de gamins "un peu branleurs, pas bien méchants" qui tuent le temps en faisant les 400 coups, la solidarité entre les familles... Côté pile, la misère rampante qui pousse des mères à se prostituer, le chômage, l'isolement...

Gilles Rochier ne nous parle pas des cités mais de "SA" cité à travers son histoire personnelle, celle de ses amis et du drame qui va les lier et peser sur leur avenir. Il le fait avec une certaine nostalgie mais sans pathos ni misérabilisme, avec pudeur, émotion et une rage intacte que son trait brut rend parfaitement. Un témoignage intime, poignant et percutant!
Philippe Vanderheyden.
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T.M.L.P. de Gilles Rochier, Six Pieds sous Terre

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- Lien vers le blog de Gilles Rochier.
- Lien vers le dossier de T.M.L.P. par l'éditeur.
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vendredi, février 25, 2011

Les neuf vies du Neuvième Art: "Exit Wounds"

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Après Des chiens de l'eau d'Anders Nilsen et Attends... de Jason, c'est au tour d'Exit Wounds de l'auteur israélienne Rutu Modan d'être remis en lumière parmi les titres de notre espace Les neuf vies du Neuvième Art. Cet album paru en 2007 fut couronné du Prix France Info 2008 de la Bande dessinée d'actualité et de reportage et d'un Prix Essentiel à Angoulême la même année.
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Exit Wounds, c'est d'abord l'histoire d'une étrange rencontre entre Koby, modeste chauffeur de taxi, et Numi, jeune femme issue de la bourgeoisie à peine sortie de son service militaire. Une rencontre qui se noue autour de la recherche d'un seul et même homme disparu; le père de Koby qui est aussi l'amant de Numi.
Tout au long de ses recherches, ce drôle de duo multiplie les rencontres au travers desquelles Rutu Modan dresse une cartographie humaine et nuancée de la société israélienne. La quête identitaire de Koby et Numi se fait le reflet de celle de tout un pays, entre déchirements et réconciliation, entre amertume et espoir, entre banalisation du conflit et crainte du prochain attentat. Le lecteur est plongé au coeur même du quotidien d'une population dont Rutu Modan donne une image plus vivante, moins stéréotypée (on pense aux films d'Amos Gitaï ou du couple Elkabetz).
Tant par son dessin que son scénario, Exit Wounds est une oeuvre remarquable, sensible et sans fards autour de ces destinées individuelles et collectives à l'horizon flou et figé qu'un "saut" vers l'Autre pourrait sauver... Philippe.
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Exit Wounds de Rutu Modan, Actes Sud BD
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- Lien vers le blog du New York Times de Rutu Modan.
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Les neuf vies du Neuvième Art: "Attends..."

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Après Des chiens de l'eau d'Anders Nilsen, c'est au tour du Attends... de Jason d'être remis en lumière parmi les titres de notre espace Les neuf vies du Neuvième Art.
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Jon et Bjorn partagent tous les plaisirs de l'enfance et de l'amitié: les blagues potaches, les bonbons, la passion pour les superhéros, les premiers émois... Jusqu'au jour où la mort accidentelle de Bjorn propulse brutalement (et physiquement!) Jon dans le monde adulte. Une vie est perdue, une autre bouleversée à jamais...
La perte de l'innocence, l'absurdité de l'existence, la solitude, la mort, Jason aborde tous ces thèmes de front avec un détachement et un humour à froid qu'on retrouve aussi notamment dans les films d'Aki Kaurismaki. Première oeuvre traduite en français, Attends... permet également de découvrir d'autres facettes de l'univers unique de Jason: la mélancolie ambiante qui marque les visages, le goût de l'absurde, la maîtrise des silences, un sens remarquable de l'ellipse et puis le choix singulier d'une économie de moyens pour évoquer les émotions les plus profondes.
Tout cela fait de Attends... une oeuvre aussi poignante qu'attachante et une véritable leçon d'écriture!
Philippe
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Attends... de Jason, éditions Atrabile
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jeudi, février 17, 2011

De Plumes et de Sang: "Elmer"

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L'Histoire d'Elmer Gallo
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Dans l'incapacité de faire entrer Maus dans toute forme de catégorie, le Jury du Prix Pulitzer en vint à couronner le roman graphique d'Art Spiegelman d'un "prix spécial" en 1992. L'année suivante le Los Angeles Times le gratifia de son prix du "meilleur livre de fiction". Maus ne tient pourtant pas de la fiction car il est à la fois un travail de mémoire et un récit autobiographique. Sans doute l'utilisation métaphorique de personnages animaliers vient-elle brouiller la nature-même de l'ouvrage ou le sérieux de la démarche de l'auteur... Si je pose ici cette réflexion, c'est qu'il est difficile de parler de l'album Elmer sans craindre que sa présentation ne souffre du même problème d'appréciation. Pour le coup, Elmer est indubitablement une oeuvre de fiction. L'action se déroule dans un monde similaire au nôtre mais où poules et coqs ont acquis, de manière subite et inexplicable, une "conscience" équivalente à celle des humains. Cette phrase pourrait prêter à sourire si l'auteur philippin Gerry Alanguilan n'avait pas traité cet "argument" de manière réaliste dans une fable allégorique (à l'image de La Ferme des Animaux de George Orwell). Car lorsque les gallinacés se retrouvent pourvus de la faculté de raisonner au cours d'une nuit de l'année 1979, ils perdent dans le même temps leur condition de "ressource alimentaire" courante. Gerry Alanguilan nous fait alors ressentir ce que peut être la douleur de cette espèce lorsqu'elle "prend conscience" du sort qui lui est reservé depuis toujours. De l'élevage intensif à la décapitation à la chaîne en passant par la consommation de leur progéniture encore à l'état d'oeuf, les raisons de leur amertume et de leur colère sont nombreuses. Bientôt l'affrontement éclate entre les gallinacés et les hommes désemparés face à l'apparition d'une nouvelle forme d'intelligence hostile. Résistance, épuration "ethnique" et ségrégation sont présentés de manière crue dans une puissante évocation renforcée par un encrage saisissant qui tient de la gravure.
Mais Elmer, c'est aussi et avant tout, l'histoire du personnage qui donne son nom à l'ouvrage. Elmer Gallo fut l'un des rares gallinacés à tenter de rapprocher les espèces en affrontant l'obscurantisme dans lequel le monde s'était plongé. Son fils, Jake Gallo, ne découvrira le combat de son père que plus de trente ans plus tard au travers de ses mémoires intitulées Comme des Gladiateurs.

Le livre Elmer est bien une fiction utilisant des personnages animaliers mais son propos, comme dans de nombreuses fables, est des plus concrets. Il mérite qu'on lui accorde attention et curiosité.
Nicolas
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Elmer de Gerry Alalguilan, éditions Cà et Là
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- La présentation d'Elmer sur le site des éditions Cà et Là.
- Je profite de cet article pour vous inviter à lire la chronique de Le fils de l'ours père sur le site de du9. Cet ouvrage était, à mes yeux, le deuxième meilleur album de l'année 2010. L'auteur y imposait "le dessin comme écriture" dans un récit sombre et puissant mettant en scène le destin d'un enfant illégitime mi-humain mi-ursidé...
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dimanche, février 06, 2011

"Des nouvelles d'Alain"... et d'Emmanuel Guibert

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Dessinateur virtuose (voir cette vidéo) et auteur majeur de la Bande Dessinée franco-belge contemporaine (lire La Guerre d'Alan ou Le Photographe pour s'en convaincre), Emmanuel Guibert est parvenu à imposer son style tout en s'effaçant derrière les témoignages qu'il pose sur le papier. Face aux instantanés d'Alain Keler, il met à nouveau tout son Art au service du propos d'un reporter-photographe qui nous dévoile, ici, la Ségrégation dont souffre la minorité Rom en Europe de l'Est (et en France). Emmanuel Guibert manie la Prose avec force et aisance; il fait résonner la voix d'Alain Keler qui est elle-même l'écho de celle des Roms. Entre éclat et obscurité, ce livre bouleversant et richement documenté est à l'image de cette phrase: "Dans les sujets souvent tragiques que j'ai visités comme photographe, j'ai toujours cherché la survivance, au fond, de ce qui rend heureux. Les petites choses. Les scènes où rien ne se passe et où, de fait, tout se passe. Les bas-côtés des événements. Chez les Roms, ces scènes abondent. Le présent est là, brut, sans chichis, avec une intensité qu'il a rarement ailleurs". Cette intensité parcourt Des nouvelles d'Alain de bout en bout, sans faiblir. C'est le souffle court que l'on referme ces pages. D'avoir parcouru ces paysages et ces visages désolés mais aussi d'avoir dansé sur les airs endiablés de Kesaj Tchavé, dans un tourbillon de vie et couleurs que "ni les mots, ni les photos ne peuvent rendre".
Nicolas
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Des nouvelles d'Alain de Guibert, Keler et Lemercier, Les Arènes - XXI
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Des Nouvelles d'Alain sur le blog de XXI.
- Le site internet du photographe Alain Keler.
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Les Polaroids d'Adrian Tomine

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Une première lecture de Blonde Platine rappelera bien évidemment Daniel Clowes, mais le monde de Tomine est infiniment plus sensible, plus tendre, plus désespéré aussi. En sélectionnant de courtes tranches de vie de ses personnages (on assiste à des moments, des instantanés, plus qu'à de véritables histoires), il focalise ses récits sur des détails quasi insignifiants pour en extraire une moelle composée d'ironie, de désespoir et de mal être. Le ton pathétique, mais si juste, et la sensibilité autofictionnelle de l'auteur, renvoient à nos propres vies, nos propres moments de doutes. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le dessin ultra-précis de Tomine rend ses personnages encore plus mal à l'aise dans un univers qui, s'il est graphiquement riche et détaillé, est en fait encore plus vide, plus isolant, éloignant ses personnages (pourtant souvent déjà seuls) les uns des autres.
L'éditeur a choisi quatre histoires courtes qui représentent très dignement son oeuvre: un jeune écrivain peine à trouver l'inspiration pour son second roman et plonge dans une relation décalée et sans espoir; un jeu de la séduction destructeur qui finit mal; une jeune célibataire aigrie tente d'oublier son morne quotidien sentimental avec de sordides canulars téléphoniques; et le sexe qui ajoute à la difficulté d'être adolescent pour un jeune étudiant indécis.
Une jeunesse perdue, qui se cherche, sans concession ni optimisme, par un auteur incontournable.
June
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Blonde Platine d'Adrian Tomine, Delcourt
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- La chronique de Loin d'être parfait.
- Un entretien avec Adrian Tomine sur XeroXed.be.
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Grand Prix

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Dans ma chronique de L'Île aux cent mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, j'évoquais l'utilisation des personnages aux traits animaliers en Bande Dessinée. Par un heureux hasard, le Jury du Festival d'Angoulême a remis ce dimanche son "Grand Prix" à un auteur qui travestit les Allemands en chats et les Juifs en souris dans sa magistrale évocation de la Shoah. Au fil des 300 pages de son MAUS, Art Spiegelman nous livre le témoignage de son père Vladek qui survécut au camp d'extermination d'Auschwitz. Il y dévoile aussi le long et douloureux travail qu'il dut accomplir pour ne pas trahir la mémoire de sa famille plongée à jamais dans l'effroi. Pour ce faire, il en vient à extraire l'essence-même de la Bande Dessinée. Celle-ci permet, par le dessin et le trait, d'exprimer ce que des mots, trop nus ou trop chargés, ont parfois tendance à retenir. Grâce à l'ellipse d'où elle tire l'une de ses plus grandes forces, la Bande Dessinée parvient aussi à suggérer bien plus qu'elle ne montre. Au travers de la conjugaison savante du trait, des mots et de l'ellipse, elle s'offre ainsi comme une véritable "cartographie" des émotions, des plus légères aux plus pesantes. A ce titre, le MAUS de Spiegelman est l'une des oeuvres majeures du Neuvième Art. Elle fait partie des cinq albums les plus marquants de mon parcours de lecteur avec le V pour Vendetta d'Alan Moore et David Lloyd, le Attends... de Jason, le Poor Sailor de Sammy Harkham et le Master Race de Bernard Krigstein. Ce dernier récit, qui tient en seulement huit planches, est une véritable leçon de Bande Dessinée qui eut d'ailleurs un impact considérable sur Art Spiegelman. Celui-ci lui consacra une analyse "case à case" qui vient d'être traduite en français dans le Beaux-Arts Magazine hors-série: un Siècle de BD américaine avec le récit original de Bernard Krigstein. Je ne peux que vous conseiller de découvrir ce chef-d'oeuvre méconnu et la brillante lecture qu'en fait Art Spiegelman, le "Grand Prix" (amplement mérité) de cette nouvelle édition du Festival d'Angoulême.
Nicolas
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La présentation de chaque ouvrage du Palmarès Officiel est disponible sur cette page du Festival d'Angoulême. Je vous invite aussi à lire l'article J'étais juré à Angoulême pour découvrir les coulisses des délibérations du Jury.

Et pour rappel...
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De plus amples informations sur cette séance de dédicaces sont présentées sur cette page.

dimanche, janvier 30, 2011

"L'Île aux cent mille morts" de Fabien Vehlmann et Jason

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Du latin infans, "qui ne parle pas"
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"On revêt une forme animale lorsqu'on est exclu de la parole des hommes. Soit parce qu'on ne vous écoute pas. Soit parce qu'on n'accorde pas à votre parole la qualité d'une parole adulte". Cette réflexion de Joann Sfar exprime parfaitement combien l'utilisation de personnages animaliers est porteur d'un sens tout particulier. Victime ou témoin de violence, confiné dans le secret, l'enfant est privé de parole et trouve dans le règne animal des compagnons d'infortune qui partagent son mutisme. Dans L'Île aux cent mille morts, la jeune Gweny porte bien des traits animaliers mais, pour le coup, n'a pas sa langue dans sa poche! Quittant sa mère atteinte de démence pour retrouver son père disparu en cherchant un trésor, la fillette convainc de cruels pirates de l'emmener avec eux dans la quête du magot. Gweny doit se montrer des plus ingénieuses pour retrouver cette fameuse île légendaire sans se faire doubler par ces corsaires sanguinaires qui n'en veulent qu'aux pièces d'or. Pour assurer sa protection, elle fait donc preuve d'une incroyable témérité en faisant chanter un flibustier qui dissimule un vil secret. C'est là un bien joli coup d'esbroufe car la jeune fille ne sait rien de ce qu'il cache à ses acolytes... Elle sait par contre une chose pour sûr; une embuscade les attend sur l'Île aux cent mille morts. Une mystérieuse organisation y a installé un pensionnat où de jeunes élèves sont formés à un métier qui demande sang-froid, rigueur et minutie. Commis de cuisine? Chirurgien? Inspecteur des Impôts? Non, vous n'y êtes pas. Fabien Vehlmann et Jason ont songé au pire: BOURREAU! Cette profession méconnue et bien mal jugée -je vous l'assure- nécessite un savoir-faire exemplaire qui ne s'acquiert qu'au travers de nombreux travaux pratiques. Toute personne capturée sur l'île sera donc soumise à la question par de petits pensionnaires appliqués. A moins de tomber sur le mauvais élève de la classe...
 
Avec L'Île aux cent mille morts, Vehlmann et Jason nous offrent une aventure trépidante à l'humour "féroce". Féroce comme le sont les animaux sauvages, féroce surtout comme le sont les Hommes. L'utilisation de personnages animaliers permet, aussi, d'affronter la cruauté de ce monde, et la nôtre, tout en conservant une saine distanciation pour les plus jeunes lecteurs. La ligne claire de Jason, son découpage systématique en gaufrier, ses yeux dessinés en ovale où l'on injecte ses propres émotions autant qu'on cherche à en percer le mystère, permettent de contenir les frissons que l'on sent poindre au bas de notre dos et de laisser place au rire. La rencontre entre les univers si pénétrants et si singuliers de FABIEN VEHLMANN (Seuls , Les derniers jours d'un Immortel, Les cinq conteurs de Bagdad, Jolies Ténèbres...) et JASON (Attends..., Je vais te montrer quelque chose, J'ai tué Adolf Hitler...) donne lieu à un ouvrage "tous publics" remarquable et à un remarquable ouvrage "tout court". Je suis donc ravi de pouvoir vous annoncer, non sans quelque émoi, que nous lui consacrerons une exposition dans quelques mois!
Nicolas
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L'Île aux cent mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, éditions Glénat
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- Les premières planches en ligne sur le site 8comix.com
- Nos deux entretiens exclusifs avec JASON sont en ligne ICI et LA.

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Séances de dédicaces: Piero Macola, Manuele Fior & Max de Radiguès

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Nous aurons le plaisir d'accueillir trois auteurs qui nous ont récemment gratifiés de trois excellents récits. PIERO MACOLA , l'auteur de Dérives chez Atrabile, MANUELE FIOR , l'auteur de Cinq mille kilomètres par seconde aussi chez Atrabile, et MAX DE RADIGUES , l'auteur de l'Âge dur à l'employé du Moi, seront présents à la librairie le jeudi 10 février 2011 de 15h00 à 18h30.
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Les inscriptions se font à la librairie ou par mail en nous écrivant à l'adresse info@multibd.com. Librairie Multi BD, bld Anspach 122-124, B-1000 Bruxelles.
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Manuele Fior et Piero Macola seront aussi présents à la librairie Tropismes (bd@tropismes.com) le lendemain à partir de 16h00.

mercredi, janvier 26, 2011

XeroXed XX: Avant la Catastrophe

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Je sais... J'ai pris un peu d'avance sur le planning... Les pinailleurs me feront remarquer que je publie le vingtième carnet XeroXed alors que trois numéros sont encore en attente (à savoir les XeroXed #12, 18 et 19 consacrés respectivement aux entretiens de Sammy Harkham, Anders Nilsen et Sarah Glidden). Leurs nouveaux ouvrages tardent à paraître en français et 2010 est arrivé avec son lot d'événements à célébrer! Alors rien de tel qu'un vingtième carnet pour marquer les 20 ans de la librairie, mes 10 ans dans le métier et les 10 ans de la maison d'édition de l'employé du Moi! Le XeroXed XX est donc un petit feu d'artifice pour fêter tout cela à la fois et le fêter dignement avec des auteurs de notre terroir ou venus des quatre coins du monde, connus ou méritants de l'être, toutes et tous des plus talentueux. C'est un honneur pour moi -et je les en remercie encore ici- d'avoir pu les réunir dans ce collectif. Leurs oeuvres font partie de celles qui ravivent continuellement ma passion pour le Neuvième Art...
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Je ne pourrais parler de ce vingtième carnet sans remercier Max de Radiguès qui m'a laissé jouer avec son concept d'illustrations Avant la Catastrophe. Cette série de dessins "d'après nature" évoque des lieux ou des paysages, souvent sereins et lumineux, qu'une légende assombrit en figeant cet instant quelques heures, quelques mois ou quelques années "avant la Catastrophe". De la "Catastrophe", on ne sait rien. Elle semble seulement inéluctable. Son spectre menaçant confère à chaque dessin un sentiment de mélancolie car chaque instant semble déjà appartenir au passé, à une époque d'insouciance que l'on sait révolue. Le XeroXed XX nous apporte une nouvelle donnée sur cette Catastrophe; elle sera planétaire. Au Japon, aux Etats-Unis, en France, en Belgique ou en Angleterre, 24 auteurs (et demi) ont entraperçu cet événement à venir. Ils nous livrent dans ce carnet des illustrations inédites d'instants fragiles et précieux qui risquent, peut-être, de disparaître. Ils se nomment (par ordre d'apparition dans le XeroXed XX):

Debbie DRECHSLER (Daddy's Girl à l'Association)
Sarah GLIDDEN (How to understand Israel in 60 days or less chez DC/Vertigo)
Sacha GOERG (Rubiah à l'employé du Moi)
Jeffrey BROWN (Clumsy chez Ego comme X)
Anders NILSEN (Des chiens, de l'eau chez Actes Sud BD)
RUPPERT et MULOT (Irène et les clochards à l'Association)
Liz PRINCE (Tu m'aimeras encore si je fais pipi au lit? chez Cà et Là) 
Miriam KATIN (Seules contre tous au Seuil)
Sébastien LUMINEAU (Une vingtaine aux Requins Marteaux) 
Gabby SCHULZ (sous le nom de Ken DAHL, Monsters à l'employé du Moi)
Arnaud QUERE (Mon copain Anne chez Des Ronds dans l'O)
James STURM (Le jour du marché chez Delcourt)
David LLOYD (V pour Vendetta & Kickback)
Kan TAKAHAMA (L'eau amère chez Casterman) 
Cédric MANCHE (Panorama chez Atrabile)
Sammy HARKHAM (Poor Sailor chez Gingko Press)
Alec LONGSTRETH (Phase 7 à l'employé du Moi)
Esteban ZOUGGARI (première publication à l'âge de 3 ans) 
Lewis TRONDHEIM (Les Petits Riens chez Delcourt)
BERT (Ploum Ploum à l'employé du Moi)
Jonathan LARABIE (Jonathan Larabie en Bulgarie aux Taupes de l'Espace)
Max DE RADIGUES (L'âge dur à l'employé du Moi)
Morgan NAVARRO (Flipper le Flippé aux Requins Marteaux)
Pierre MAUREL (3 déclinaisons à l'employé du Moi)
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Que rajouter? Que c'est gratuit! Le XeroXed XX est offert à l'achat d'un album du catalogue de l'employé du Moi à la librairie Multi BD (122-124 boulevard Anspach B-1000 Bruxelles). Je tenais ainsi à mettre en avant et à soutenir cette maison d'édition alternative bruxelloise qui nous propose, depuis dix ans, des livres d'une grande qualité "où le récit demeure essentiel". Les récents L'âge dur de Max de Radiguès, Monsters de Ken Dahl, Robin Hood de Simon Roussin et le prochain album de Pierre Maurel (Blackbird à paraître en mars) sont là pour vous en convaincre... s'il le fallait encore! Je vous invite aussi à lire l'article de La Libre Belgique intitulé L'édition en mode d'employé du Moi où la structure est présentée en détail à l'occasion de leur collaboration avec le quotidien ce mercredi 26 janvier.  
Le tirage du XeroXed XX est de 150 exemplaires. Ne tardez pas trop...

Nicolas Verstappen

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samedi, janvier 22, 2011

"Lucille" et "Renée" de Ludovic Debeurme

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Comme une lame de fond
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"Un homme ne doit jamais oublier d'où il vient". Mais qu'en est-il lorsqu'on est né dans un village de pêcheurs pris dans le filet du désoeuvrement? On s'effrite lentement, on disparaît un peu chaque jour. Et puis l'on rencontre plus vulnérable que soi... Lorsque le jeune Arthur découvre Lucille, une jeune adolescente rongée par l'anorexie, il en oublie jusqu'à ses propres troubles compulsifs. Lorsque Lucille se voit comme elle ne s'est jamais vue dans le regard d'Arthur, elle songe à ne plus s'imposer le corps d'une "autre". Leur Destin est désormais lié, pour le meilleur et pour le pire, dans une fuite éperdue. Leur fugue vers l'Italie sera le lieu d'instants aussi fragiles que ne le sont Lucille et Arthur, fragiles comme la coque d'un bâteau qui frôle le récif. Hélas, lorsque la houle se lève, la Mer nous met à nu. Tout marin expérimenté que l'on soit, on ne peut lui mentir.

Une grande part du talent de Ludovic Debeurme réside justement là; l'auteur ne s'encombre d'aucun artifice. Dans Lucille, il se passe de couleurs et d'ombrages qui ne feraient que peser sur les frêles silhouettes qu'il tire de son trait épuré. Il renonce aussi aux cases et à leurs bordures pour laisser ses personnages évoluer sur la planche comme s'ils étaient plongés au coeur d'un océan. Loin de la côte. Sans fard.

Dans Renée, le second volet du diptyque, les traits et les hachures surgissent soudain comme pour incarner la marque du temps qui s'est déposée sur les visages. Les années se sont écoulées, les âmes se sont chargées de souvenirs, de songes et de fantômes. Chaque trait est une ride. Chaque ride est un barreau. Comme ses codétenus, le jeune Arthur ne le sait que trop bien. Dans sa cellule, il a tout le temps de repenser aux mots de son père. "Un homme ne doit jamais oublier d'où il vient". Arthur voudrait seulement oublier où il est. Lucille et Renée aussi.

Comme pour la publication du Je ne t'ai jamais aimé de Chester Brown en 1994 ou celle du Black Hole de Charles Burns en 2005, la parution du diptyque formé par Lucille et Renée est à marquer d'une pierre blanche. Ou plutôt de deux...

Nicolas
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Renée et Lucille de Ludovic Debeurme, éditions Futuropolis
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- Lien vers un reportage d'Arte intitulé Renée, la violence selon Ludovic Debeurme.
- Une présentation de Renée sur le site des éditions Futuropolis.

Séances de dédicaces: des passages et des murs...

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Nous aurons le plaisir d'accueillir Goum et David Boriau, les auteurs de Passages Secrets chez KSTR, et les soeurs Anaële et Delphine Hermans, les auteurs des Amandes Vertes chez Warum, le vendredi 04 février 2011 de 17h30 à 19h00.
Les soeurs Hermans dédicaceront aussi leur album à la librairie Tropismes (bd@tropismes.com) le samedi 05 février de 16h00 à 18h00.
Les inscriptions se font à la librairie ou par mail en nous écrivant à l'adresse info@multibd.com.
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- Une présentation de Passages Secrets sur le site de Casterman.
- Une bande-annonce animée de Passages Secrets.
- Une présentation de Les Amandes Vertes sur le site de Warum.

VEHLMANN/JASON

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Dans une prochaine newsletter, nous vous parlerons de L'Ile aux cent mille morts, l'album né de la collaboration entre Fabien VEHLMANN (Seuls, Jolies Ténèbres, Green Manor, Les Derniers Jours d'un Immortel, Les Cinq Conteurs de Bagdad, Samedi et Dimanche...) et JASON (Attends..., J'ai tué Adolf Hitler, Chhht!,...). C'est donc une rencontre au sommet pour nous donner à lire un album "tous publics" aussi noir que drôle, aussi décalé que réussi. Les premières planches sont en ligne sur le site 8comix.com, un espace collectif réunissant des auteurs décidés à promouvoir par eux-mêmes leurs oeuvres sur la toile. On y retrouvera ainsi les nouveaux projets de Cyril Pedrosa (Trois Ombres) et Jérôme Jouvray (Lincoln) pour ne citer qu'eux. Bonne découverte!

Les neuf vies du Neuvième Art: "Des chiens, de l'eau"

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Un nouvel "espace" a vu le jour il y a quelques mois dans le rayon consacré aux bandes dessinées alternatives de la librairie Multi BD. Philippe vous y propose une sélection personnelle de six ou sept ouvrages publiés chez divers éditeurs indépendants. Vous retrouverez dans ces deux étagères des titres singuliers et de qualité qui seront mis en lumière par des chroniques et cèderont ponctuellement leur place à de nouveaux venus. Cet espace vous permettra de (re)découvrir quelques joyaux (injustement) méconnus et de leur offrir une nouvelle vie! Nous vous proposons dès à présent de vous immerger dans le magnifique Des chiens, de l'eau d'Anders Nilsen, l'un des six ouvrages présentés actuellement.
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La chronique de Philippe: Ce récit atypique nous emmène dans un voyage sans but, l'errance d'un homme et de son ours en peluche (!) au travers de paysages sans fin, irréels. Un parcours burlesque entre épreuves, solitude, désespoir et notre perpétuelle quête de réconfort et de chaleur humaine. Des chiens, de l'eau est une fable sur l'absurdité de la condition humaine et sur cette route de l'Existence que l'on suit obstinément, sans jamais trop la comprendre ni savoir où elle va nous mener. Anders Nilsen livre une oeuvre remarquable, métaphorique et hors norme; une sorte de rêve éveillé et intemporel.
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Des chiens, de l'eau d'Anders Nilsen, Actes Sud BD
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- Lien vers une chronique de Des chiens de l'eau par Nicolas.

samedi, janvier 15, 2011

Dans les plaines dorées du Kantô

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Je souhaitais placer avant cette chronique un texte intitulé Gekiga mon amour: des "faux mangas" de Jirô Taniguchi aux "innombrables images" d'Ishinomori où je défends un courant encore trop peu connu de la Bande Dessinée japonaise. J'ai préféré le publier comme un sujet indépendant sur notre site internet (il est accessible via ce lien: Gekiga mon amour). L'ouvrage La Plaine du Kantô me semble être une porte d'entrée parfaite pour celles et ceux qui voudraient découvrir ce qui fait la force du "gekiga" et explorer la forêt cachée derrière l'arbre Taniguchi...
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Il existe de nombreux récits initiatiques mais rares sont ceux qui évoquent en parallèle et avec autant de sensibilité le passage d'un enfant à l'âge adulte et celui de toute une nation à une ère nouvelle de son hisoire. Avec le premier volume de sa trilogie La Plaine du Kantô, Kazuo Kamimura nous livre le témoignage intime de ce à quoi ressembla sa jeunesse au lendemain de la reddition du Japon en août 1945. Au travers du regard de Kinta, un jeune orphelin de sept ans, il nous donne à voir l'effondrement d'un Empire qui s'isola plusieurs siècles avant d'être pris par une fièvre expansionniste violente et aveugle. Une fois passée la période d'incrédulité liée à l'inconcevable défaite, la population japonaise voit son sol foulé par l'occupant américain. Le soleil levant dessine un nouvel horizon sur les vastes pleines dorées du Kantô, un horizon qui s'ouvre sur des territoires inconnus et autrefois interdits. Auprès de son grand-père romancier et des amis libertaires qui lui rendent visite, le jeune Kinta sera initié à des valeurs et des idées bannies par l'ancien régime totalitaire. Le Désir, si longtemps réprimé, inonde alors les plaines comme un torrent impétueux libéré par la rupture d'un barrage. Hommes et femmes sont possédés par l'envie de vivre plutôt que survivre; ils s'enflamment jusqu'à se consumer parfois. Alors que des drames cruels et passionnels se jouent autour de lui, Kinta plonge à son tour dans les eaux troubles d'un nouvel âge. Sa jeune voisine Ginko lui fera connaître ses premiers émois. Elle lui fera découvrir ces émotions complexes et équivoques que le trait élégant et épuré de Kazuo Kamimura retient ou libère au fil d'un récit habité.

Avec La Plaine du Kantô, les éditions Kana nous offrent l'une des oeuvres les plus remarquables du regretté auteur de Lady Snowblood et de Lorsque nous vivions ensemble. Comme dans le premier tome de Persepolis de Marjane Satrapi, Kazuo Kamimura saisit combien "un seul individu est très universel". Il isole la voix du jeune Kinta pour évoquer les bouleversements d'un lieu et d'une époque et la faire résonner au-delà de ce contexte pour toucher à ce qui tient de l'essence de la condition humaine.
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La Plaine du Kantô, volume 01 de Kazuo Kamimura, Kana (Sensei)
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- Une présentation audio de la mythique revue GARO (et du "gekiga") par l'historien Erwin Dejasse est disponible sur cette page.
- Une présentation des ouvrages de Kazuo Kamimura sur le site des éditions Kana.

jeudi, janvier 06, 2011

"BODY WORLD" de Dash SHAW


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BODY WORLD: un BLACK HOLE sous acide
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L'expérience ultra-sensorielle dans laquelle BODY WORLD nous embarque commence par l'objet en soi. Une brique toute en verticalité, véritable feu d'artifice de couleurs dégoulinantes et d'un graphisme détonnant qui explose dans tous les sens...

BODY WORLD se déroule en 2060 sur le campus universitaire de Boney Borough (Etats-Unis). Le professeur Paulie Panther vient y faire des recherches sur une étrange plante aux vertus hallucinatoires. Ce personnage, une sorte de grand romantique provocateur et excentrique, est à l'image de l'univers déjanté et hors-norme que DASH SHAW a créé pour ce livre. Paulie Panther n'est pas un rat de laboratoire mais plutôt un homme de terrain et lorsqu'il découvre cette nouvelle plante, il s'agit de la tester immédiatement, en plein campus, sur lui d'abord puis sur son entourage direct. C'est ainsi que plusieurs quidams vont se livrer à d'étranges expériences hallucinatoires qui les projettent dans le corps et l'âme d'un autre, dans ses souvenirs, ses émotions, ses angoisses, ses désirs... Des hallucinations qui risquent de contaminer le reste de la population et de devenir une réelle menace pour l'équilibre mental et l'ordre public de toute la communauté...

Par l'utilisation de personnages adolescents, les thèmes abordés (l'entrée dans l'âge adulte, les relations homme-femme) ou l'univers mi-réaliste/mi-fantastique, BODY WORLD nous rappelle parfois le BLACK HOLE de CHARLES BURNS, version "sous acide" dans ce cas-ci.

A l'instar de son personnage principal, DASH SHAW semble vouloir repousser les limites du champ de l'expérimentation (en bande dessinée), démarche qu'il avait déjà entamé dans ses deux précédents livres, VIRGINIA (Cà et Là, 2009) et surtout le démesuré BOTTOMLESS BELLY BUTTON (Cà et Là, 2008). Plus que jamais, on ressent dans BODY WORLD le plaisir et la jouissance de l'auteur à nous surprendre, nous balader et nous amener en des contrées inconnues.

Délires graphiques et narratifs s'interpénètrent dans BODY WORLD pour créer un récit complexe et décompléxé, déjanté et maîtrisé qui atteint une adéquation parfaite entre fond et forme. DAVID MAZZUCCHELLI, l'auteur d'ASTERIOS POLYP, écrira d'ailleurs: "J'ai lu l'avenir de la Bande Dessinée, il a pour nom DASH SHAW".

Philippe
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BODY WORLD de Dash Shaw chez Dargaud
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- Notre entretien exclusif avec DASH SHAW à l'occasion de la sortie de BOTTOMLESS BELLY BUTTON est disponible sur notre blog XeroXed.be.

- La version originale de cet entretien (en anglais) est disponible sur cette page de du9.

- Notre chronique de BOTTOMLESS BELLY BUTTON sur cette page.

- Une chronique de BOTTOMLESS BELLY BUTTON par Xavier Guilbert sur cette page de du9.

- La version en ligne de BODY WORLD est accessible sur le site BODYWORLD des éditions Dargaud (avec un court teaser en animation).