vendredi, février 25, 2011

Les neuf vies du Neuvième Art: "Exit Wounds"

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Après Des chiens de l'eau d'Anders Nilsen et Attends... de Jason, c'est au tour d'Exit Wounds de l'auteur israélienne Rutu Modan d'être remis en lumière parmi les titres de notre espace Les neuf vies du Neuvième Art. Cet album paru en 2007 fut couronné du Prix France Info 2008 de la Bande dessinée d'actualité et de reportage et d'un Prix Essentiel à Angoulême la même année.
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Exit Wounds, c'est d'abord l'histoire d'une étrange rencontre entre Koby, modeste chauffeur de taxi, et Numi, jeune femme issue de la bourgeoisie à peine sortie de son service militaire. Une rencontre qui se noue autour de la recherche d'un seul et même homme disparu; le père de Koby qui est aussi l'amant de Numi.
Tout au long de ses recherches, ce drôle de duo multiplie les rencontres au travers desquelles Rutu Modan dresse une cartographie humaine et nuancée de la société israélienne. La quête identitaire de Koby et Numi se fait le reflet de celle de tout un pays, entre déchirements et réconciliation, entre amertume et espoir, entre banalisation du conflit et crainte du prochain attentat. Le lecteur est plongé au coeur même du quotidien d'une population dont Rutu Modan donne une image plus vivante, moins stéréotypée (on pense aux films d'Amos Gitaï ou du couple Elkabetz).
Tant par son dessin que son scénario, Exit Wounds est une oeuvre remarquable, sensible et sans fards autour de ces destinées individuelles et collectives à l'horizon flou et figé qu'un "saut" vers l'Autre pourrait sauver... Philippe.
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Exit Wounds de Rutu Modan, Actes Sud BD
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- Lien vers le blog du New York Times de Rutu Modan.
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Les neuf vies du Neuvième Art: "Attends..."

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Après Des chiens de l'eau d'Anders Nilsen, c'est au tour du Attends... de Jason d'être remis en lumière parmi les titres de notre espace Les neuf vies du Neuvième Art.
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Jon et Bjorn partagent tous les plaisirs de l'enfance et de l'amitié: les blagues potaches, les bonbons, la passion pour les superhéros, les premiers émois... Jusqu'au jour où la mort accidentelle de Bjorn propulse brutalement (et physiquement!) Jon dans le monde adulte. Une vie est perdue, une autre bouleversée à jamais...
La perte de l'innocence, l'absurdité de l'existence, la solitude, la mort, Jason aborde tous ces thèmes de front avec un détachement et un humour à froid qu'on retrouve aussi notamment dans les films d'Aki Kaurismaki. Première oeuvre traduite en français, Attends... permet également de découvrir d'autres facettes de l'univers unique de Jason: la mélancolie ambiante qui marque les visages, le goût de l'absurde, la maîtrise des silences, un sens remarquable de l'ellipse et puis le choix singulier d'une économie de moyens pour évoquer les émotions les plus profondes.
Tout cela fait de Attends... une oeuvre aussi poignante qu'attachante et une véritable leçon d'écriture!
Philippe
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Attends... de Jason, éditions Atrabile
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jeudi, février 17, 2011

De Plumes et de Sang: "Elmer"

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L'Histoire d'Elmer Gallo
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Dans l'incapacité de faire entrer Maus dans toute forme de catégorie, le Jury du Prix Pulitzer en vint à couronner le roman graphique d'Art Spiegelman d'un "prix spécial" en 1992. L'année suivante le Los Angeles Times le gratifia de son prix du "meilleur livre de fiction". Maus ne tient pourtant pas de la fiction car il est à la fois un travail de mémoire et un récit autobiographique. Sans doute l'utilisation métaphorique de personnages animaliers vient-elle brouiller la nature-même de l'ouvrage ou le sérieux de la démarche de l'auteur... Si je pose ici cette réflexion, c'est qu'il est difficile de parler de l'album Elmer sans craindre que sa présentation ne souffre du même problème d'appréciation. Pour le coup, Elmer est indubitablement une oeuvre de fiction. L'action se déroule dans un monde similaire au nôtre mais où poules et coqs ont acquis, de manière subite et inexplicable, une "conscience" équivalente à celle des humains. Cette phrase pourrait prêter à sourire si l'auteur philippin Gerry Alanguilan n'avait pas traité cet "argument" de manière réaliste dans une fable allégorique (à l'image de La Ferme des Animaux de George Orwell). Car lorsque les gallinacés se retrouvent pourvus de la faculté de raisonner au cours d'une nuit de l'année 1979, ils perdent dans le même temps leur condition de "ressource alimentaire" courante. Gerry Alanguilan nous fait alors ressentir ce que peut être la douleur de cette espèce lorsqu'elle "prend conscience" du sort qui lui est reservé depuis toujours. De l'élevage intensif à la décapitation à la chaîne en passant par la consommation de leur progéniture encore à l'état d'oeuf, les raisons de leur amertume et de leur colère sont nombreuses. Bientôt l'affrontement éclate entre les gallinacés et les hommes désemparés face à l'apparition d'une nouvelle forme d'intelligence hostile. Résistance, épuration "ethnique" et ségrégation sont présentés de manière crue dans une puissante évocation renforcée par un encrage saisissant qui tient de la gravure.
Mais Elmer, c'est aussi et avant tout, l'histoire du personnage qui donne son nom à l'ouvrage. Elmer Gallo fut l'un des rares gallinacés à tenter de rapprocher les espèces en affrontant l'obscurantisme dans lequel le monde s'était plongé. Son fils, Jake Gallo, ne découvrira le combat de son père que plus de trente ans plus tard au travers de ses mémoires intitulées Comme des Gladiateurs.

Le livre Elmer est bien une fiction utilisant des personnages animaliers mais son propos, comme dans de nombreuses fables, est des plus concrets. Il mérite qu'on lui accorde attention et curiosité.
Nicolas
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Elmer de Gerry Alalguilan, éditions Cà et Là
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- La présentation d'Elmer sur le site des éditions Cà et Là.
- Je profite de cet article pour vous inviter à lire la chronique de Le fils de l'ours père sur le site de du9. Cet ouvrage était, à mes yeux, le deuxième meilleur album de l'année 2010. L'auteur y imposait "le dessin comme écriture" dans un récit sombre et puissant mettant en scène le destin d'un enfant illégitime mi-humain mi-ursidé...
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dimanche, février 06, 2011

"Des nouvelles d'Alain"... et d'Emmanuel Guibert

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Dessinateur virtuose (voir cette vidéo) et auteur majeur de la Bande Dessinée franco-belge contemporaine (lire La Guerre d'Alan ou Le Photographe pour s'en convaincre), Emmanuel Guibert est parvenu à imposer son style tout en s'effaçant derrière les témoignages qu'il pose sur le papier. Face aux instantanés d'Alain Keler, il met à nouveau tout son Art au service du propos d'un reporter-photographe qui nous dévoile, ici, la Ségrégation dont souffre la minorité Rom en Europe de l'Est (et en France). Emmanuel Guibert manie la Prose avec force et aisance; il fait résonner la voix d'Alain Keler qui est elle-même l'écho de celle des Roms. Entre éclat et obscurité, ce livre bouleversant et richement documenté est à l'image de cette phrase: "Dans les sujets souvent tragiques que j'ai visités comme photographe, j'ai toujours cherché la survivance, au fond, de ce qui rend heureux. Les petites choses. Les scènes où rien ne se passe et où, de fait, tout se passe. Les bas-côtés des événements. Chez les Roms, ces scènes abondent. Le présent est là, brut, sans chichis, avec une intensité qu'il a rarement ailleurs". Cette intensité parcourt Des nouvelles d'Alain de bout en bout, sans faiblir. C'est le souffle court que l'on referme ces pages. D'avoir parcouru ces paysages et ces visages désolés mais aussi d'avoir dansé sur les airs endiablés de Kesaj Tchavé, dans un tourbillon de vie et couleurs que "ni les mots, ni les photos ne peuvent rendre".
Nicolas
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Des nouvelles d'Alain de Guibert, Keler et Lemercier, Les Arènes - XXI
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Des Nouvelles d'Alain sur le blog de XXI.
- Le site internet du photographe Alain Keler.
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Les Polaroids d'Adrian Tomine

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Une première lecture de Blonde Platine rappelera bien évidemment Daniel Clowes, mais le monde de Tomine est infiniment plus sensible, plus tendre, plus désespéré aussi. En sélectionnant de courtes tranches de vie de ses personnages (on assiste à des moments, des instantanés, plus qu'à de véritables histoires), il focalise ses récits sur des détails quasi insignifiants pour en extraire une moelle composée d'ironie, de désespoir et de mal être. Le ton pathétique, mais si juste, et la sensibilité autofictionnelle de l'auteur, renvoient à nos propres vies, nos propres moments de doutes. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le dessin ultra-précis de Tomine rend ses personnages encore plus mal à l'aise dans un univers qui, s'il est graphiquement riche et détaillé, est en fait encore plus vide, plus isolant, éloignant ses personnages (pourtant souvent déjà seuls) les uns des autres.
L'éditeur a choisi quatre histoires courtes qui représentent très dignement son oeuvre: un jeune écrivain peine à trouver l'inspiration pour son second roman et plonge dans une relation décalée et sans espoir; un jeu de la séduction destructeur qui finit mal; une jeune célibataire aigrie tente d'oublier son morne quotidien sentimental avec de sordides canulars téléphoniques; et le sexe qui ajoute à la difficulté d'être adolescent pour un jeune étudiant indécis.
Une jeunesse perdue, qui se cherche, sans concession ni optimisme, par un auteur incontournable.
June
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Blonde Platine d'Adrian Tomine, Delcourt
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- La chronique de Loin d'être parfait.
- Un entretien avec Adrian Tomine sur XeroXed.be.
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Grand Prix

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Dans ma chronique de L'Île aux cent mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, j'évoquais l'utilisation des personnages aux traits animaliers en Bande Dessinée. Par un heureux hasard, le Jury du Festival d'Angoulême a remis ce dimanche son "Grand Prix" à un auteur qui travestit les Allemands en chats et les Juifs en souris dans sa magistrale évocation de la Shoah. Au fil des 300 pages de son MAUS, Art Spiegelman nous livre le témoignage de son père Vladek qui survécut au camp d'extermination d'Auschwitz. Il y dévoile aussi le long et douloureux travail qu'il dut accomplir pour ne pas trahir la mémoire de sa famille plongée à jamais dans l'effroi. Pour ce faire, il en vient à extraire l'essence-même de la Bande Dessinée. Celle-ci permet, par le dessin et le trait, d'exprimer ce que des mots, trop nus ou trop chargés, ont parfois tendance à retenir. Grâce à l'ellipse d'où elle tire l'une de ses plus grandes forces, la Bande Dessinée parvient aussi à suggérer bien plus qu'elle ne montre. Au travers de la conjugaison savante du trait, des mots et de l'ellipse, elle s'offre ainsi comme une véritable "cartographie" des émotions, des plus légères aux plus pesantes. A ce titre, le MAUS de Spiegelman est l'une des oeuvres majeures du Neuvième Art. Elle fait partie des cinq albums les plus marquants de mon parcours de lecteur avec le V pour Vendetta d'Alan Moore et David Lloyd, le Attends... de Jason, le Poor Sailor de Sammy Harkham et le Master Race de Bernard Krigstein. Ce dernier récit, qui tient en seulement huit planches, est une véritable leçon de Bande Dessinée qui eut d'ailleurs un impact considérable sur Art Spiegelman. Celui-ci lui consacra une analyse "case à case" qui vient d'être traduite en français dans le Beaux-Arts Magazine hors-série: un Siècle de BD américaine avec le récit original de Bernard Krigstein. Je ne peux que vous conseiller de découvrir ce chef-d'oeuvre méconnu et la brillante lecture qu'en fait Art Spiegelman, le "Grand Prix" (amplement mérité) de cette nouvelle édition du Festival d'Angoulême.
Nicolas
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La présentation de chaque ouvrage du Palmarès Officiel est disponible sur cette page du Festival d'Angoulême. Je vous invite aussi à lire l'article J'étais juré à Angoulême pour découvrir les coulisses des délibérations du Jury.

Et pour rappel...
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De plus amples informations sur cette séance de dédicaces sont présentées sur cette page.